Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans difficulté l’autorisation d’édifier une petite scène dans le manège. La troupe d’amateurs fut bientôt recrutée, et son directeur-régisseur-metteur en scène aussi, un professionnel celui-là, comique dans un café-concert de Touraine. Des tailleurs subtils trouvèrent même le moyen de nous bâtir des costumes, en drapant pittoresquement nos haillons d’uniformes.

Tous les après-midi, durant quelques jours, nous donnons ainsi des représentations : charades, pantomimes, saynètes de circonstance. Un caporal, acrobate forain, exécute des tours de souplesse, des troupiers limousins débitent en patois des airs de leur village, deux autres d’Auvergne dansent une bourrée fougueuse. Sentimentale ou grivoise, la romance de café-concert surtout fait florès, les rengaines les plus désuètes provoquent tour à tour l’attendrissement, l’hilarité générales. Le comique tourangeau se multipliait avec un zèle inlassable. C’était un pauvre « cabot » de province, au métier rudimentaire, à la diction défectueuse, mais jamais Talma, jouant aux Tuileries devant son parterre de rois, ne déchaîna pareil enthousiasme, ne recueillit autant d’acclamations.

Les Russes trépignaient de bonheur, les sentinelles saxonnes s’esclaffaient bruyamment, les officiers eux-mêmes et les médecins ne dédaignaient pas de venir parfois nous applaudir.

Hélas ! l’écho de nos succès arriva jusqu’aux oreilles du colonel. La malebête, exaspérée à l’idée que les prisonniers pouvaient se distraire, fut prise d’un accès de fureur et nous interdit de continuer. Les Folies Bautzen ne connurent donc qu’une brève existence, et nous retombâmes dans nos pensées lugubres, l’attrait vite épuisé de nos jeux ordinaires.

Pour comble d’infortune, le froid survint brusquement, comme il arrive dans ces climats. Le gel remplaça sans transition la chaleur, et la neige se mit à tomber avec abondance : Les dormeurs se serraient dans les écuries les uns contre les autres et, malgré ce contact, grelottaient sous leur mince couverture.

L’état sanitaire se ressentit bientôt d’aussi brutales intempéries : angines, bronchites et pneumonies commencèrent d’affluer au lazaret. J’étais par suite fort affairé dans mon service et, grâce au capitaine von P…, pouvais fréquemment, — avec quel voluptueux plaisir ! — coucher dans un bon lit. A l’infirmerie, j’avais fait, en le soignant, la connaissance d’un « bronchiteux, » sous-officier d’artillerie russe, aimable et