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premiers jours, le difficile était de se comprendre. Robinson ne fut pas d’abord plus embarrassé avec Vendredi. Nous commençâmes à nous exprimer par gestes, à la façon des sourds-muets, nous aidant, toujours comme Robinson, de dessins grossiers tracés avec le pied, sur le sable des cours. Bientôt, le bon vouloir aidant, une sorte de baragouin « sabir, » formé de mots empruntés à toutes les langues, nous permit de converser sans trop de peine ni d’erreur.

Les Polonais nous servirent à cette occasion de truchemens nécessaires. Quelques-uns murmuraient un vague français ; d’autres savaient l’anglais appris par eux en des usines d’Amérique. Beaucoup aussi parlaient l’allemand, à tout le moins le patois des frontières et pouvaient causer avec les sentinelles : avantage qui leur valut un sort moins rigoureux que celui de leurs camarades.

Ils constituaient d’ailleurs une exception, car, d’une manière générale, tous ces pauvres soldats russes furent affreusement traités, menés beaucoup plus durement encore que nous-mêmes. Les corvées les plus répugnantes et les plus ignobles, la prison, les injures, les coups, devinrent leur partage ordinaire, comme ils étaient déjà le plus indignement logés.

Ils acceptaient ce destin lamentable avec un stoïcisme résigné, une sorte d’indifférence fataliste et de soumission complète aux desseins de la Providence, à laquelle la ferveur de leurs sentimens religieux n’était pas étrangère. Je ne suis pas éloigné de penser qu’ils considéraient leur atroce captivité comme un châtiment expiatoire de leurs péchés antérieurs. Leur foi chrétienne en la divinité et le Tsar, son représentant sur la terre, était absolue, totale, sans réserve, comparable à celle des premiers croisés et se traduisait par d’émouvantes manifestations.

Tous les soirs, ils faisaient en commun la prière. L’un d’entre eux récitait les paroles liturgiques, appelant sur la Russie et la famille impériale les bénédictions du Très-Haut. Les autres, tournés vers l’Orient, vers leur pays lointain et regretté, entonnaient en chœur des cantiques sur une mélopée triste et lente. Ils possédaient un remarquable sens musical naturel : hautes ou basses, pas une voix ne détonnait ni ne manquait l’accord. Tout en chantant, ils se signaient sans cesse et, se courbant vers le sol, embrassaient pieusement la terre.