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littéralement d’inaction et d’ennui. Les victoires perpétuelles, la prise des citadelles françaises qu’on prenait soin tous les jours de nous annoncer à grand tapage n’étaient pas faites non plus pour relever les esprits ébranlés.

Heureusement, l’âme gauloise, le tuf profond de la race sont pleins de ressources infinies. Nos geôliers abasourdis en acquirent bientôt la preuve convaincante. Vers la mi-septembre, après la venue des Russes, les écuries se trouvant combles, on affecta, comme un immense dortoir aux hommes sortis, du lazaret, le grand manège de la caserne. Ils trouvèrent dans le terreau des clous, de menues ferrailles, des fragmens de bois, de carton ou de linoléum. Aussitôt les voilà à l’œuvre. Au moyen de couteaux improvisés, fabriqués d’un reste de fer à cheval aiguisé sur une pierre, emmanchés au petit bonheur, ils confectionnent des boites, des jouets, des jeux de dames, de dominos, de cartes, fort joliment dessinés, ma foi, par les plus artistes de la bande. D’autres, menuisiers de leur état, assemblent les planches disjointes de vieilles caisses d’emballage, façonnent des tabourets et des tables. Quarante-huit heures plus tard, toute cette bimbeloterie terminée, écarté, piquet ou manille faisaient rage sous l’œil effaré des sentinelles de la landstürm, qui, ne comprenant rien à l’aventure, devaient prendre évidemment les Français pour des magiciens et des diables.

Tant d’adresse dépensée et d’ingénieuse industrie, bien loin de nous attirer aucun mécompte, nous valurent au contraire quelques faveurs légères. Le bruit se répandit, au dépôt et jusque dans la ville, du talent et de la dextérité des prisonniers. Des officiers, quelques herr professor, de notables habitans et leur famille vinrent nous visiter comme des bêtes curieuses. D’aucuns demandèrent et obtinrent d’emporter ces souvenirs de la guerre. En échange, ils offraient volontiers quelques victuailles, à défaut d’argent interdit : chocolat, conserves ou charcuterie, remerciement fort minime peut-être, mais combien tentateur et persuasif pour des estomacs à la diète !

A peu près vers la même époque, commencèrent à fonctionner les bains-douches. On nous y conduisait par groupes toutes les deux semaines. Au plus fort même d’un hiver glacial, c’était toujours une joie de s’y rendre, car nous manquions des soins de propreté les plus élémentaires, et ces