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droite, tirent sans arrêt ; du lointain, les Allemands ripostent. Nous voyons les obus éclater autour du chemin de fer de Schirmeck. A la jumelle, nous apercevons nettement le combat, les phases diverses de l’attaque et de la défense. On s’égorge autour des fermes, derrière les haies, dans les vignes et les houblonnières. Une haute cheminée d’usine s’abat, fauchée par un projectile. Le tonnerre ininterrompu de l’artillerie, la pétarade des fusils et des mitrailleuses nous crèvent les oreilles. Le spectacle est poignant, mais, à ma grande surprise, il n’est pas grandiose. Du belvédère où nous sommes, les hommes et les choses apparaissent par trop diminués, amenuisés, ramenés à une échelle infime. On dirait les pygmées de Lilliput se disputant des joujoux d’enfans.

A la fin de la journée, la marée germanique s’enfle de plus en plus et progresse visiblement. Débordés par le nombre, écrasés sous les gros canons, nos pauvres soldats reculent.

Au sanatorium, c’est le désarroi, les blessés affluent en si grand nombre qu’on ne sait positivement plus où les installer. Faute de mieux il faut se contenter de les déposer à l’ombre, dans le jardin. Ils crient, se lamentent, implorent à boire ; quelques-uns nous injurient, montrant le poing. C’est atroce de les entendre, d’être là, impuissans à les soulager.

Heureusement, des voitures surviennent en grand nombre, la plupart envoyées de Saint-Dié. Comme l’ambulance sera très probablement évacuée demain, nous les chargeons le plus possible et bientôt leur dolente caravane s’éloigne, dévalant la côte vers Saales.

24 août. — Seconde nuit d’angoisses, dans une obscurité de four, au milieu du fracas de la canonnade. Dès l’aube, je me précipite sur la terrasse. La vague ennemie bat maintenant de toutes parts le promontoire en éperon où nous sommes juchés. On se bat désespérément dans les sapinières. J’entends leur charge battue par les tambours plats, aigrement sonnée par les fifres ; des commandemens rauques, des hurrahs arrivent jusqu’à moi.

Je rentre pour trouver le désordre et la confusion. Malgré le drapeau de Genève qui flotte sur le sanatorium, trois obus sont venus défoncer le toit, par bonheur sans faire de victimes. Mais dans les chambres, les blessés s’épouvantent, les plus valides tentent de fuir. Il faut lutter avec ces malheureux pour les en empêcher, pendant que les autres, dans leurs lits, poussent des hurlemens.