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DERRIÈRE LA BATAILLE

20-22 août. — Depuis quarante-huit heures, la bataille semble se rapprocher. La canonnade s’entend plus distinctement. Les blessés que nous interrogeons, les derniers arrivés, racontent qu’au-delà de Schirmeck, notre offensive s’est heurtée à des forces considérables, sur des positions retranchées. Il doit, en effet, se passer des choses graves : nous voyons sans cesse défiler des renforts sur la route de Saint-Blaise ; le médecin-chef et ses aides ont la mine soucieuse et téléphonent plusieurs fois par jour. Une corvée, envoyée à Saales pour y chercher des médicamens, rentre avec de mauvaises nouvelles : nous avons subi un gros échec à Steinbach, et les troupes battent en retraite.

Je profite d’un instant de répit pour échanger mes impressions avec le sergent B… Le caporal M…, celui du « gros Allemand, » vient nous rejoindre. Il professe des opinions avancées, et c’est un beau parleur de réunion publique. Il paraît furieux, sa colère éclate en véhémentes paroles. Nous sommes mal commandés, les généraux sont des incapables. Ah ! si l’on avait écouté ceux du parti, organisé les milices, soumis au vote populaire la désignation des officiers, surtout, ah ! surtout, si l’on avait su renoncer à temps à des ambitions périmées, si l’on s’était entendu avec la Social-Demokratie, nous aurions vu bientôt la République proclamée à Berlin ; la guerre fût devenue impossible dans la sainte fraternité des peuples !

Ces rengaines de meeting nous laissant glacés, l’orateur, dépité, s’en va porter ailleurs sa rhétorique et sa propagande.

Le soir, défense formelle d’allumer la moindre lumière, qui, pouvant être aperçue par l’ennemi, nous signalerait à son tir. Et la nuit s’écoule, sinistre, dans la vaste bâtisse enténébrée.

23 août. — Aujourd’hui, la bataille ne s’est pas seulement rapprochée, elle se livre à nos pieds, sous nos yeux. L’horizon tout entier est en feu ; Saint-Blaise, Bellefosse, Colrey, Ranrupt, tous ces rians villages, étalés dans la plaine, flambent, incendiés. Des tourbillons de fumée notre obscurcissent le ciel ; les meules, dans les champs, s’allument d’un seul coup, projetant des milliers d’étincelles, comme un bouquet de feu d’artifice. Des batteries françaises, établies sur une crête, à notre