Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/862

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

blessés à la garde de trois infirmiers, à présent nos prisonniers avec leur matériel.

Nous avons reçu, chemin faisant, nos différentes affectations et je ne me sens pas sans inquiétude sur mes qualités professionnelles n’ayant jusqu’à présent soigné aucun blessé de ma vie, ni même pénétré dans un hôpital. Heureusement, j’ai les nerfs solides, car je prévois qu’ils seront soumis à une rude épreuve.

Dès l’entrée, le perron franchi, une senteur tiède, piquante, alliacée : l’iodoforme, envahit les narines. Nous gravissons un escalier, enfilons un corridor, l’odeur écœurante s’exaspère ; des plaintes, des gémissemens s’exhalent.

— Vous arrivez à pic, déclare l’infirmier qui nous guide, les blessés rappliquent tout le temps. Il y a du turbin, pour sûr.

La chaleur est accablante, et cet homme a retiré sa capote ; j’aperçois avec dégoût de larges taches de sang qui maculent sa chemise, des éclaboussures sur ses bras, aux manches retroussées.

Nous prenons aussitôt notre service ; l’aile gauche, où l’on nous a envoyés, est comble. Le riant sanatorium est devenu l’hôtellerie de la douleur. Ses chambres coquettes, peintes en couleurs claires, abritent la souffrance et l’agonie : le contraste en est plus pénible de leur décor gai avec les cris d’angoisse et les relens d’abattoir.

Fâcheuse corvée pour mes débuts : un petit caporal chafouin, l’air déplaisant, lance d’une voix grincheuse :

— Deux hommes au 37, avec un brancard, pour enlever le gros Allemand, au trot ; vous entendez, vous autres ?

Je suis de ceux qu’il interpelle ; notre brancard aux mains, nous nous hâtons vers l’endroit indiqué. La porte ouverte, une puanteur ignoble nous rejette, suffoqués, en arrière. Le « gros Allemand » git sur son lit, hideux, la mâchoire pendante, les membres tordus. Le pauvre diable est mort depuis quarante-huit heures au moins. Son cadavre est en pleine décomposition, et les mouches bourdonnent affreusement autour de sa bouche ouverte.

— Le client vous répugne, gouaille une voix dans notre dos, vous bilez pas, je vais vous aider.

Le survenant nous bouscule, empoigne le corps à pleins bras, le jette sur la civière, que nous enlevons. Péniblement, mon camarade et moi, descendons l’escalier avec notre lugubre fardeau. Je marche devant ; la chose que nous portons glisse