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là, jusqu’à son retour ! Et, à côté de ces effets saisissans, qu’on se rappelle la comédie charmante du théologien « honnête homme, » mais fort attaché à sa guenille, qui le reçoit à son billard et l’invite à jouer une partie. Ignace n’a jamais joué, et il est pauvre. Quel sera l’enjeu ? S’il perd, il servira le théologien pendant un mois ; s’il gagne, le théologien lira les Exercices. Le théologien les a lus. Toutes ces scènes semblent nées du génie d’un Lope de Vega ou d’un Calderon. Mais ici l’auteur et l’acteur principal ne font qu’un. Le salut d’une âme dépend du succès de la pièce, et c’est Dieu qui la juge.

Aux trois ou quatre années qu’un tel homme mit à le vaincre, nous mesurons la force de résistance d’un François de Xavier. Ignace ne le heurta point. Il pénétra doucement dans sa vie intérieure, comme un hôte aimable ou un serviteur modeste. Il ne s’étonne de rien. Il regarde l’ordre ou le désordre qui y règne. Il ne parle point de changer les choses de place. Il choisit le coin le plus effacé. Du reste, il ne s’y sentait pas dépaysé. Il en reconnaissait l’éclairage ; il reconnaissait les écussons, les panoplies, les belles images dont elle était ornée. Il n’avait qu’à se reporter à son passé pour épouser les inclinations de cette âme. La légèreté de sa bourse pesait à François ; et Ignace se fût bien gardé de lui prêcher la pauvreté, car, à moins qu’on ne se soit donné tout à Dieu, on a besoin d’argent quand on est jeune et qu’on veut soutenir la gloire de son nom. François tenait à ce qu’on n’oubliât point qu’il était du sang des Jassu et des Azpilcueta. En 1531, il demandait à ses frères de lui envoyer des lettres testimoniales de sa noblesse, désireux sans doute d’intéresser à son avenir de grands personnages. Il aspirait aux honneurs ecclésiastiques, parce qu’ils étaient des honneurs. En attendant, il était soucieux de se distinguer et de briller. Ignace lui recrutait des auditeurs, organisait autour de sa chaire un murmure de louange. Il s’efforçait discrètement de satisfaire cet ambitieux pour lui mieux découvrir la médiocrité de son ambition. Il ne flattait son faible qu’à seule fin de lui montrer que c’était un faible. Mais il ne se réjouissait point avec lui. Dès que le jeune professeur se dilatait, il lui murmurait : « Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? » Et il le lui répétait, aux heures déprimées qui suivent les excitations d’amour-propre et où les ambitieux, dont le cœur est trop vaste