Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/779

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


« Le temps semble être venu, écrivait Rivarol en 1783 ; de dire « le monde français » comme autrefois « le monde romain, » et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir d’un bout à l’autre de la terre se former en République sous la domination d’une même langue.

« Spectacle digne d’elle que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s’étend sur la variété des peuples et qui, plus durable et plus fort que l’empire des armes, s’accroit également des fruits de la paix et des ravages de la guerre. »

Ce n’était là que la constatation d’un état de choses universellement accepté, et cette phrase, Rivarol l’écrivait en tête d’un mémoire adressé à l’Académie de Berlin, qui avait demandé les raisons de l’universalité de la langue française.

Dans ces dernières années du XVIIIe siècle, qui ont le charme fiévreux d’une fin de souper, l’Europe entière parle le français, sent à la française, reçoit de Paris ses idées comme ses modes et ses goûts. Toute l’aristocratie est française de mœurs et de culture. On dirait qu’à tous les peuples, encore engourdis dans le demi sommeil du Moyen Age, se superpose une colonie française en avance sur eux depuis plusieurs siècles.

Et ce rayonnement sans pareil, la France ne le doit nullement à sa puissance, car il a survécu aux échecs de la politique de Louis XV. Il a grandi même, et s’est affermi dès que les Puissances ont cessé de craindre l’ambition de la maison de Bourbon. Il tient, en effet, à des causes infiniment plus profondes et plus durables que le succès des armes ou de la diplomatie. Il tient d’abord à l’éclat d’une civilisation qui a produit dans tous les domaines ce qu’il y a de plus parfait ; aucun pays ne pouvait alors opposer à la France une pléiade de grands hommes comparables à ceux qui ont fondé notre classicisme. Il tient ensuite à son unité ; la civilisation française, seule, apparaissait comme un système complet et parfait ; elle seule portait en soi les signes à quoi Nietzsche reconnaît la culture, c’est-à-dire qu’elle imposait un style déterminé à toutes les manifestations de la vie. Il tient enfin et surtout, à son essence qui est l’universalité, car le rationalisme cartésien, qui en est