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germanisation. La haute société européenne, « l’élite internationale » était en train de se laisser gagner par la propagande allemande, et l’on conçoit très bien que les peuples, encore tout endoloris de la lutte qu’ils auront soutenue, se gardent soigneusement d’une influence qui semblait au point d’être acquise à l’ennemi. Parmi ces grandes familles aristocratiques ou financières, que leurs alliances et leurs intérêts rendaient plus réellement européennes que françaises, italiennes, belges ou allemandes, beaucoup s’étaient laissé séduire. Toutes auront de la peine à faire oublier ces défaillances de quelques-unes. Quant aux écrivains à qui la nature de leur talent et de leur succès avaient donné une situation internationale, un Anatole France, un d’Annunzio, un Wells, un Verhaeren, un Maeterlinck, ils ont du se hâter de choisir et de sacrifier une partie de leur influence à leur conscience et à leur patriotisme. Ceux qui n’ont pas su le faire, également maltraités dans les deux camps, en ont été réduits à faire appel à l’opinion des neutres. Toutes les formes de l’intelligence, de l’art, de la culture tout entière qui ne sont pas exclusivement nationales, sont aujourd’hui méconnues, et ceux-là mêmes que leurs habitudes d’esprit éloignent le plus d’un nationalisme, exclusif, ne veulent plus entendre parler d’un esprit européen qui a failli devenir une des formes de l’esprit allemand.

Pourtant, s’il s’en est fallu de peu que l’Europe ne devint l’Europe allemande, il ne faut pas oublier qu’elle a été l’Europe française, et qu’elle peut, qu’elle doit le redevenir, parce que la culture française, avec son humanisme généreux et son universalité traditionnelle, est la seule qu’un peuple puisse adopter sans renier sa nationalité, la seule qui, dans l’Europe pacifiée et libérée du cauchemar présent, puisse se superposer, sans les détruire, aux diverses cultures nationales.

Il suffit, pour en acquérir la certitude, de se souvenir de ce que fut l’Europe française. A comparer ce magnifique passé, dont tant d’ennemis de la France nouvelle ont gardé comme une obscure nostalgie, et ce qu’eût été l’Europe allemande, on peut mesurer la distance qui sépare les deux civilisations ; à considérer l’histoire de cette longue hégémonie et les causes de son déclin momentané, on apprend à envisager avec une entière confiance l’avenir de notre culture, la seule qui ait fait place à toutes les conceptions du bonheur et de la vie.