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égrène comme des perles tes blancs nuages sur les méandres de la Seine, crépuscules dorés qui enveloppez d’un voile rose les collines de Meudon, ombrages touffus du Luxembourg à travers lesquels me souriait, comme un temple lointain, la coupole du Panthéon, que de regrets vous me laissâtes !

« Nuremberg, que je vis en passant, pendant mon tour d’Allemagne, me parut l’idéal de ce que l’art allemand a su produire aux confins du Moyen Âge et de la Renaissance. Féodalité tempérée de richesse bourgeoise et de mystique savante, cela constitue un ensemble original et saisissant. Quelle différence avec Berlin, ville toute moderne qui n’a aucune racine dans le passé de la civilisation, ville fondée par une dynastie purement militaire, dans un pays triste, pour les Borusses, peuple de conquête et de proie. Mon cœur se serra, quand le train traversa les plaines sablonneuses de Brandebourg ; il se refroidit et se contracta, quand je pénétrai dans la capitale prussienne, au point que je me demandai s’il n’allait pas cesser de battre. Pendant toute la durée de mon séjour à Berlin, je crus sentir mon cerveau badigeonné d’un enduit noirâtre, tant mon œil fut assailli de mauvais goût, de laideurs prétentieuses et de faste maussade. Un écrivain allemand contemporain a dit à un journaliste français : « Berlin n’existe pas. L’individualité lui manque. » Jugement à la fois trop sévère et trop indulgent. Cet Allemand n’a pas vu, ou n’a pas voulu voir, que Berlin, dans son noyau et son centre, porte le cachet de la dynastie des Hohenzollern. Par elle et avec elle, il exprime la Prusse, mais il n’exprime pas autre chose. Ici, rien d’harmonieux, ni d’artistique, ni même d’allemand. Aucun lien vivant ne rattache l’arsenal prussien à la grande civilisation méditerranéenne ou à l’Allemagne d’autrefois. La ville moderne est d’un luxe massif, criard et « kolossal. » Il faut employer leur mot favori pour peindre leur style, si c’en est un. Édifices, monumens et statues ne magnifient que la dynastie régnante et le militarisme prussien. Le sombre palais impérial, avec sa façade morne et son corps de garde rechigné, fait penser à une caserne. Les musées ont l’air de prisons et les églises de maisons de correction. Les trente-deux Hohenzollern en marbre, création de Guillaume II, qui ornent la Siegesallee dans le Thierpark, guerriers cuirassés et farouches, n’évoquent ni nobles exploits, ni grandes pensées. Durs caporaux d’un peuple de soldats