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Emancipé des prêches du Consistoire, le peuple de Dieu continuait de se considérer, dans une sorte de subconscient, comme l’héritier lointain de quelque mission historique, et comme ayant au moins ce dernier devoir de faire front et de faire bloc, sans mélange, sans division, sans incohérence, en face de la cohésion romaine. Le philosophisme avait libéré de certains scrupules les mœurs genevoises et de certains dogmes les consciences genevoises ; il avait affranchi la conduite privée, affranchi la croyance ; mais il n’avait pu convaincre les Genevois que ce ne fût point un délit politique d’être papiste, Tout au contraire, ces révolutionnaires qui, si éloignés qu’ils fussent de Calvin, votaient comme l’eût souhaité Calvin, trouvaient dans le Contrat social de leur compatriote Rousseau, de ce Rousseau qu’en 1792 un vote solennel réhabilitait, des argumens décisifs pour leur raffinement d’intolérance.

Poussez à leurs ultimes conséquences les pages de Rousseau sur la nécessité d’une religion nationale et d’une contrainte d’État s’exerçant en faveur de cette religion, vous en déduirez aisément l’apologie indirecte de la religion d’État genevoise, s’opposant à la distinction évangélique entre les droits de César et les droits de Dieu. Rousseau se montrait sévère pour cette doctrine de l’Evangile qui, « en séparant le système théologique et le système politique, a causé dans les États des dissensions intestines et s’est révélée plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État ; » et ces pages de Rousseau militaient, en définitive, pour le vieux régime de Calvin, où le système politique et le système théologique étaient unis. Le Contrat social, ce Coran de la démocratie, était en même temps, comme le dit très bien M. Seippel, le Coran de la théocratie calviniste. Il soulignait, à vrai dire, d’une façon qui eût probablement gêné Calvin, le contraste entre l’esprit de l’Evangile et l’institution d’une religion nationale : mais, à la fin du XVIIIe siècle, les âmes genevoises, admiratrices de l’Evangile dans la mesure où l’était Rousseau, étaient assez détachées, assez libérées pour accepter sans scrupule une religion civile que Jean-Jacques faisait s’insurger contre la distinction évangélique de César et de Dieu. Elles suivaient d’autant plus volontiers Rousseau que le minimum de dogmes auquel il avait réduit la nouvelle religion civile était vraiment peu gênant. Il ne s’agissait plus du péché originel, sous le poids duquel Calvin avait accablé les