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L’ALSACE À VOL D’OISEAU.

d’autres zones pour connaître toutes les fleurs de mon pays natal. Cette vallée du Rhin, avec le fleuve de civilisation qui la baigne, est un cadre superbe, et pourtant mon désir n’a jamais pu s’y confiner. Les villes d’Ombrie et la plage d’Éleusis m’ont dit plus de choses que les honnêtes et vaillantes cités de notre Décapole. C’est seulement en Italie et en Grèce, aux pays de beauté, que je me suis senti vraiment et complètement homme. Les cimes du Pinde et les rives du Nil m’ont plus appris que les sommets des Vosges. Enfin, j’éprouve une mystérieuse et invincible attraction pour la Bretagne et pour tous les pays celtiques, où la mélodie profonde de l’âme répond si doucement au chant éternel de l’Atlantique.

— Cela fait, dit mon interlocuteur, qu’à force d’avoir tant de patries, vous n’en avez plus aucune.

— Tout au contraire ! repris-je. J’appartiens à une patrie aussi vivante et aussi durable que celle qui s’attache au sol, à une patrie éternelle, à une patrie en marche. C’est celle de la race aryenne, qui, descendue des hauts plateaux de l’Asie, vint s’établir autour de la Méditerranée et attirer les peuples du Nord dans son orbite. Elle incarne la Civilisation, elle représente l’Humanité. Mieux qu’aucune autre nation, la France gréco-latine et celtique a reçu la quintessence de cette civilisation. Elle l’incarne par son alliage ethnique, elle la glorifie par son idéal et son effort séculaire. Telle est la raison supérieure pour laquelle je me sens Français de corps et d’âme. C’est parce que la France a placé l’Humanité au-dessus d’elle-même qu’elle est si grande et qu’elle a gagné le cœur des nations. Ici, mon point de vue diffère de celui de Barrès. Le sien est juste pour la patrie visible, mais insuffisant pour la patrie invisible et idéale. Disciple en cela de Taine, il fait sortir toutes les vertus d’un peuple du sol et de la race. Mais est-ce là le principe moteur de l’histoire ? Souvenons-nous du beau cri de Michelet : « La Tradition, c’est ma mère ; mais la Liberté, c’est moi ! » Nous sommes plus « qu’une feuille éphémère de l’arbre de vie que l’automne pourrit, » nous sommes plus « qu’un effet de toutes les saisons qui meurent, » selon les expressions de Barrès dans sa méditation. Nous sommes des âmes immortelles qui se développent à travers les âges. Nous avons deux patries, l’une dans le Visible, l’autre dans l’Invisible, et les fluctuations de nos vies résultent de l’action réciproque et