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de la protestation contre le protestantisme officiel, celui de la liberté de la pensée. Les Genevois, en leur craintive piété, acceptaient le règne d’une dictature théologique qui exploitait contre toute idée d’innovation le pouvoir auquel la révolution religieuse l’avait hissée. Malheur à ceux qui se fussent comportés à l’endroit des dogmes ou des rites de Calvin comme s’était comporté Calvin à l’endroit des dogmes et des rites de Pierre de la Baume ! Genève surveillait la tentation même de penser librement. On l’épiait, dès l’aurore de la vie intellectuelle, dans les jeunes cerveaux d’étudians : sous Bèze, en 1579, un étudiant italien connut la prison, pour avoir osé, dans un factum, relever vingt erreurs de son professeur de dogme ; ce jeune homme n’était autre que Giordano Bruno, et sans doute il n’aurait eu qu’à rester à Genève, et à continuer d’y parler, pour y trouver, sans trop de délai, le sort qui l’attendait au Campo di fiori.

En 1622, on vit s’organiser dans Saint-Pierre une grande pompe d’excommunication contre un jeune Rémond d’Annonay, coupable d’avoir, avec un autre camarade, raillé les Écritures et les pasteurs, et qui, après avoir été condamné à l’échafaud, avait obtenu sa grâce : on le conduisit de l’église au pied de la chaire, l’anathème s’abattit sur lui, et puis on le fit sortir, tout courbé sous ce poids, avant de bénir les fidèles.

Quatre ans plus tard, Genève s’illumina d’un bûcher, dont la curieuse histoire est assez peu connue. On vit un jour entrer à Genève, et se prosterner dans la boue, en adorant le Dieu d’Israël, un pasteur du pays de Gex, Nicolas Antoine. L’incohérence de ses propos, l’étrangeté de son allure, le firent prendre pour un fou : on le conduisit à l’hôpital, pour tâcher de rasseoir ses sens et sa pensée. Mais sur ses lèvres s’accumulaient, aussi bien dans ses périodes de calme que dans ses périodes d’exaltation, les blasphèmes contre le Christ, et d’acharnées objections contre l’annonce du Messie par les prophètes. La prison, pour le pauvre homme, remplaça bientôt l’hôpital ; et pasteurs sur pasteurs le visitèrent, pour le convertir. Mais leurs efforts demeuraient impuissans. Cet ancien catholique, naguère converti au protestantisme par le pasteur Paul Ferry, de Metz, s’était, durant son voyage en Italie, converti au judaïsme ; et dissimulant cette évolution religieuse, il avait, plusieurs années durant, continué de prêcher, comme pasteur, dans la chaire du Christ, mais sans prêcher le Christ.