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empressée, de la petite armée savoyarde, devenue cohue. L’ennemi laissait dans les fossés 54 morts ; il abandonnait entre les mains des Genevois 14 vivans, dont la vengeance genevoise fit à leur tour des morts. Une légende s’accrédita dans la suite, d’après laquelle, le lendemain matin, on aurait amené sur le lieu du combat un vieillard perclus, sourd, qui ne savait rien encore ; les échelles, les cadavres, lui auraient révélé le péril déjoué, et tout de suite après, du haut de la chaire, sa voix d’octogénaire aurait fait monter vers le Dieu de Genève le psaume 124 :


Or peut bien dire Israël maintenant :
Si le Seigneur pour nous n’eût point été,
Nous eussent tous abîmés et couverts…
Comme l’oiseau du filet se défait,
De l’oiseleur nous sommes échappés.


C’est ainsi que Théodore de Bèze, d’après la légende, aurait commenté et scellé cette bataille décisive, gagnée par la cité de Calvin. Les ambitions de la Savoie sur le siège épiscopal de Genève avaient, un siècle plus tôt, compromis vis-à-vis des âmes genevoises le crédit de l’Église catholique ; et voilà que la fuite des soldats de Savoie, considérée comme l’œuvre du Dieu de Genève, consolidait dans ces âmes le prestige de la Réforme. Déjà Calvin, dans un sermon, avait signifié à ses ouailles : « Les bras de Dieu sont tout à l’environ : nous en sommes armés, et ce n’est point seulement pour un jour, car tout ainsi que Dieu est immuable, tout ainsi qu’il a son siège permanent, aussi ses bras demeurent ici à jamais, qu’il ne sera jamais lassé de vous secourir. » Genève, victorieuse de l’Escalade, croyait voir planer, par-dessus ses remparts, les bras de Dieu : la cité de la Foi se regardait à l’avenir comme la cité du Miracle.

Derrière les soldats du Duc, pendus ou fuyards, Genève croyait entrevoir une arrière-garde, la prédication romaine que l’Escalade victorieuse aurait ramenée. Et tout un cycle de chansons, dites chansons de l’Escalade, et dont Genève, chaque année, chante encore certains couplets, glorifièrent Dieu, bafouèrent la Savoie, insultèrent Rome. L’une d’entre elles, le célèbre « Ce que l’aino » commençait en ces termes : « Celui qui est là-haut, le maître des batailles, qui se moque et se rit des canailles, a bien fait, voir par un samedi nuit, qu’il était patron des Genevois. » Le chansonnier, symbolisant l’offensive romaine dans la