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l’Europe entière qui entendait parler de Genève et qui en recevait quelque chose, et qui la bénissait, ou bien qui la maudissait. Genève n’avait jamais été aussi connue, ni jamais aussi aimée, ni aussi haïe, « la plus haïe qui soit en la chrétienté, » écrira le cardinal d’Ossat. Qu’importaient à l’Europe, jadis, les conflits de mitoyenneté dont s’échauffaient les Genevois ? Mais désormais, dans le plus grave des conflits de doctrine qui eût jamais troublé le monde chrétien, Genève se dressait comme une place d’avant-garde, elle était comme l’éperon que lançait la Réforme vers le Sud. Et deux villes maintenant existaient en Europe, pas une de plus, à l’égard desquelles aucun chrétien ne pouvait garder une attitude d’indifférence : c’étaient la grande Rome et la petite Genève. L’histoire genevoise, qui, la veille encore, avait moins de portée que les cloches de Saint-Pierre ne trouvaient d’écho, s’intercalait à l’avenir dans l’histoire des idées religieuses de l’humanité.

Mais ces destinées nouvelles, faites pour susciter l’orgueil, imposaient à chaque Genevois, à chaque Genevoise, d’onéreuses rançons. Ils avaient naguère, peut-être, salué dans la Réforme, qui les proclamait tous prêtres, une flatterie unique, imprévue, pour leur traditionnel esprit d’indépendance, pour leur séculaire besoin de se gouverner eux-mêmes, pour leur humeur frondeuse, qui supportait assez mal les jougs extérieurs. On leur avait dit : vous n’avez plus d’autre joug que celui de votre conscience ; ils avaient cru, ils étaient venus.

Et voici qu’il fallait, chaque trimestre, accueillir avec une déférence inquiète la visite du pasteur, qui survenait dans chaque groupe de maisons, pour interroger tous les habitans, les examiner, leur faire rendre compte de leur foi, les catéchiser ; il fallait chaque dimanche et plusieurs fois la semaine s’en aller au prêche, sous peine d’être mandé au Consistoire et puni. Avait-on mérité d’être grondé, l’on devait garder une attitude docile et respectueuse, de crainte d’être un jour privé de la Cène ; et lorsqu’on avait mérité d’être privé de la Cène, il importait bien vite de se remettre en règle avec les pasteurs et avec Dieu, de peur d’être un jour privé de la patrie, chassé de Genève. Pour conjurer de pareils ennuis, ce n’était même pas assez de pratiquer le Décalogue : il y avait d’autres lois à suivre, faites par les hommes. Car si les vieux commandemens de l’Eglise, — de la vieille Eglise, — avaient été balayés, et si c’était même