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l’Anatolie et la Syrie septentrionale, comme l’épine dorsale de l’empire turc invertébré. Plus la Turquie sera vaste, plus ses prétentions s’étendront loin, plus l’Allemagne, sa tutrice et son héritière, sera puissante et riche, plus elle étendra loin les tentacules de ses chemins de fer impériaux. Perse, Caucase, Égypte, Arabie, doivent devenir des dépendances de l’Empire ottoman, pour entrer dans la mouvance de l’Empire germanique. L’Allemagne, même avant la grande guerre, encourage secrètement les empiétemens turcs en Perse, dans l’Azerbeidjan, et, plus au Sud, dans l’Ardelan et le Luristan ; elle stimule les ambitions des Jeunes-Turcs sur l’Égypte et envenime leurs dépits. Berlin inspire et dirige toute la politique de la Porte. C’est l’Allemagne qui l’entraîne dans le conflit. La guerre commencée, la sujétion de la Turquie aux volontés allemandes devient de plus en plus complète. A mesure que la lutte se développe et que le Grand Etat-Major voit échouer l’une après l’autre ses combinaisons militaires contre la France, la Russie et l’Angleterre, il accorde de plus en plus d’attention et attache de plus en plus de prix à ses entreprises orientales. Ouvrir la route de Hambourg au golfe Persique, à travers les Balkans ; ranger sous sa domination, sous son protectorat, ou dans son alliance étroite, l’Autriche, la Hongrie, la péninsule balkanique, l’Empire ottoman, l’Égypte et la Perse : tel apparaît aujourd’hui au gouvernement impérial le seul bénéfice qu’il puisse retirer de la guerre, la seule compensation qu’il se croie en droit d’espérer de tant de sacrifices.

Dans ces conditions, l’Allemagne a intérêt à la disparition des Arméniens en tant que constituant un groupement national et politique assez fort pour aspirer au moins à une autonomie administrative.

Obtenir cette autonomie, sans pour cela sortir de l’Empire ottoman, en y devenant, au contraire, un ferment de progrès et un foyer de civilisation, c’était, depuis quelques années, le but de la nation arménienne. Ce but, c’est l’Europe elle-même qui le lui avait indiqué en inscrivant à plusieurs reprises dans le droit public les réformes arméniennes. M. René Pinon a expliqué ici même[1] quelles étaient les revendications des Arméniens et qu’il eût été d’une sage politique, pour la Sublime-Porte, d’y

  1. La réorganisation de la Turquie d’Asie. Voyez la Revue du 15 août 1913.