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respectée par tout ce qui détient sur le sol britannique une parcelle d’autorité. Or, aucune notion ne s’oppose plus directement aux principes de cette liberté que le service militaire.

Une autre cause de la répugnance anglaise, c’est le privilège de l’insularité, dont la nation se montre si fière, la base du fameux orgueil britannique. Cette situation spéciale, privilégiée, unique en Europe, par laquelle l’Angleterre ignorait les incidens de frontière, lui a seule permis d’échapper à cette obligation militaire à laquelle sont soumises toutes les nations continentales.

D’autre part, l’Anglais demeurait imbu de cette conception traditionnelle que le métier des armes est un business tout comme un autre. Du moment qu’il s’achetait des soldats de métier, il se croyait, de bonne foi, affranchi de tout devoir personnel. Le même mot anglais duty ne signifie-t-il pas impôt et devoir ?

Enfin, suprême argument contre l’obligation militaire, la conscription, mot et chose abhorrés, n’a jamais été dans les traditions anglaises. Sans doute, en remontant jusqu’aux temps lointains de la guerre de Cent Ans, on trouvait bien dans l’histoire un exemple de service obligatoire, organisation qui a d’ailleurs puissamment contribué aux victoires anglaises ; tout sujet d’Edouard III était en effet soumis au service de seize à soixante ans, — chiffres qui nous édifient, remarquons-le en passant, sur la vigueur physique de la race au Moyen Age.

Depuis cette époque reculée, les armées britanniques n’ont jamais eu recours qu’à l’enrôlement : exception faite pour une courte période critique, celle de la guerre contre les armées napoléoniennes en Espagne. Comme le recrutement volontaire tombait alors presque à zéro, lord Castlereagh, pour maintenir les effectifs nécessaires, dut créer un certain système d’obligation militaire. Chaque régiment comprit alors deux bataillons : l’un de soldats professionnels, l’autre de milice levée par compulsion. Mais cette application très réduite des principes du service obligatoire demeura tout exceptionnelle et ne survécut pas à la chute du vainqueur d’Austerlitz.

Ainsi, l’attachement à la liberté individuelle, le privilège de l’insularité, la conception spéciale du métier des armes, les traditions contraires, tout concourait à rendre les esprits anglais réfractaires à l’idée d’une obligation militaire généralisée.