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démentent point. Elles me serviront d’excuse auprès de mes amis d’Espagne. Eux si susceptibles en tout ce qui touche à l’honneur national, ils doivent comprendre qu’aujourd’hui les susceptibilités françaises sont à l’état aigu. Et si quelqu’un est tenu à l’indulgence, ils admettront, j’espère, que ce sont ceux-là surtout qui ont la chance d’être à l’abri de l’actuelle tourmente.

A Madrid, mon impression n’est pas meilleure qu’à la frontière. Au sortir de notre Paris nocturne, à demi plongé dans l’obscurité prudente de l’état de siège, — de la grande ville toujours si active, mais d’une activité presque exclusivement guerrière, si digne pendant le jour, si noblement recueillie dans ses deuils, si virilement concentrée dans son effort patriotique, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment pénible, en entrant dans ce Madrid bruyant, agité, et comme trépidant de la fièvre du plaisir. Les éclairages violens de la Puerta de[ Sol m’éblouissent, et, — l’avouerai-je ? — me scandalisent. Le soir que j’arrive, une âpre chaleur africaine embrase l’atmosphère, exaspère la frénésie du mouvement et la gesticulation des foules dominicales. Les gens se précipitent à la Plaza de toros, où l’on inaugure une nouveauté sensationnelle : des courses de nuit. Pour la première fois, des flots de lumière électrique vont inonder l’arène, faire chatoyer les bijoux et les toilettes des femmes, noyer dans de la splendeur l’ignominie des bêtes éventrées. Tous les véhicules disponibles sont mobilisés. Par masses compactes, voitures et piétons se déversent dans la rue d’Alcala, et la cohue roule vers les Arènes, dans l’air brûlant et sec, au milieu d’une poussière enragée… Évidemment, il serait absurde de leur en vouloir. Eux qui n’ont pas l’ennemi à leurs portes, ils ont le droit de s’amuser comme il leur plait. D’ailleurs, — nous le verrons bientôt, — cette frivolité apparente cache un intérêt passionné pour toutes les choses de la guerre. La neutralité espagnole n’est qu’un paravent, une attitude politique. En réalité, ils suivent les phases de la lutte, sinon dans les mêmes sentimens que nous, du moins avec l’entière conscience de sa gravité exceptionnelle.

Il n’en est pas moins vrai que cet air de fête perpétuelle indispose, au premier abord, le Français de maintenant. Le pire, pour lui, c’est de trouver, ici, une Allemagne étalée et