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chemin de l’Espagne. A peine avais-je passé la frontière que toutes mes illusions tombaient. La douche froide de la réalité me rendait le sentiment exact de la situation.


Je m’arrête d’abord dans les villes-frontières, Barcelone et Saint-Sébastien. Je prolonge surtout mon séjour à Saint-Sébastien, la reine des stations estivales espagnoles, la plage élégante, où tout ce qui compte dans le pays, tout ce qui a un nom à faire reluire, un automobile à promener, ou même simplement quelques billets de banque à dépenser, se donne rendez-vous pendant trois grands mois d’été. J’ai, sous les yeux, comme un résumé de l’Espagne aristocratique, intellectuelle, politique, ecclésiastique même : nombre de prélats et de religieux sont, ici, en villégiature, les uns dans de somptueuses villas échelonnées le long de la côte basque, les autres modestement hébergés dans des couvens. Maintes communautés françaises s’honorent de recevoir, pendant la saison, un hôte épiscopal.

On excusera des susceptibilités trop compréhensibles, en ce moment, chez un Français : j’avoue que le premier contact est loin d’être réconfortant. Je regarde autour de moi, dans la rue. Voici des prêtres. Ils ont une mine avantageuse et des épaules athlétiques. Ils sont gras, bien nourris, bien vêtus, le chapeau luisant, la cape enrubannée de soies flottantes. Ils brandissent de fortes cannes, ou se drapent dans leurs manteaux, dont ils retroussent la queue sous leur bras, avec une virile élégance. Si quelques-uns, maigres et noirs, ont quelque chose d’agressif dans leurs yeux subitement baissés, la plupart promènent sur le monde un tranquille et hautain regard, où se lit la conscience de la force, l’orgueil d’une domination millénaire contre laquelle rien ne prévaudra. Je songe à l’humilité d’un saint François d’Assise, à la douceur courtoise d’un saint François de Sales…

Voici des officiers aux molletières trop belles, aux uniformes trop pinces à la taille. Le monocle à l’œil, ils toisent le passant avec une morgue et une raideur toutes prussiennes. Certainement, ce sont eux que j’ai vus, avant la guerre, dans les rues de Metz et de Strasbourg. Leurs casques à pointe, leurs écharpes multicolores, leurs casquettes plates achèvent de préciser mes vieux souvenirs d’Alsace-Lorraine… Voici des