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contemporain de la d’Entragues ?… Non, répond l’auteur de l’Aventure : ce sont là « fous des jours nouveaux, qu’eussent bafoués les sages des anciens jours. » Il nous invite à considérer que, d’un temps à l’autre, la moralité subit des variations importantes ; à quelques années d’intervalle, le père et l’enfant n’ont pas la même conscience, n’ont pas la même notion de la justice et de l’injustice, le même sentiment de l’honneur et de l’infamie. Ce qu’il reproche aux romantiques et à Victor Hugo, ce n’est pas tel anachronisme dans le détail des incidens relatés : c’est une erreur plus générale et de pire conséquence, si elle a pour effet de fausser la vérité des âmes anciennes. Tant pis ! répliquera-t-on ; ces romantiques font tourner l’erreur à notre plaisir et la futilité de leur histoire est notre divertissement. Gilbert Augustin-Thierry se fâche et nous prie de chercher nos gaietés autre part. Il revendique, pour le roman d’histoire, le noble rôle que voici : « mettre l’homme d’aujourd’hui face à face avec l’homme d’autrefois. » C’est le rôle de l’histoire ? Et du roman d’histoire ! Entre celui-ci et celle-là, Gilbert Augustin-Thierry n’établit pas, on le verra, une différence du tout au tout. Mais l’histoire évoque principalement les grands morts et, son roman, les inconnus, « ces millions d’êtres sans nom qui furent nos pères. » L’histoire nous ramène Auguste, Charlemagne, Napoléon ; le roman d’histoire, Pierre le manœuvre, Jacques le paysan, Jean le soldat : voyez-les et jugez-les.

Si l’on dit que c’est accabler d’une grave mission ce genre de littérature assez légère, le roman, Gilbert Augustin-Thierry ne consent pas que le roman soit un badinage. Il fonde sur lui de magnifiques espérances. Dans la préface de son plus beau livre, Le Stigmate, il éconduit les « timorés » qui le chicané aient d’avoir écrit, sur la métaphysique et sur les mystères de la croyance, cette petite chose : un roman ; ne valait-il pas mieux laisser au philosophe et au prêtre l’analyse de la foi ? Mais il réclame, pour le roman, le droit et il lui impose le devoir de tout comprendre et de tout révéler, car le roman, dit-il, « est, à présent, une science. » Il prétend même que le roman soit désormais une morale ; et il ajoute : « le temps, d’ailleurs, est proche où la morale elle-même sera formulée par la science. » De telles illusions avaient cours à l’époque où Gilbert Augustin-Thierry constituait le système de ses idées. Le merveilleux progrès de toutes les sciences, dû en majeure partie à de bonnes méthodes, fit envie à quiconque était occupé de pensée. On crut, avec un bel entrain, que les divers objets de la pensée allaient devenir objets de science. La littérature ne serait-elle pas scientifique ? Le roman, frivole hier, fut chargé de