Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 30.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Continuons de feuilleter le « journal » du jeune architecte-diplomate américain :


Dimanche, 9 août 1914. — J’ai entendu bien souvent chanter la Marseillaise au milieu de circonstances pacifiques ; je me suis levé lorsqu’on l’a jouée dans des théâtres parisiens ; j’ai moi-même ardemment contribué à la chanter en chœur dans des dîners d’étudians ; et j’ai pu en apprécier la valeur esthétique. En temps de paix, on sent déjà que c’est là, de beaucoup, le plus grand des chants nationaux : mais l’on ne réussit pas à se représenter que ce chant est, avant tout, un hymne de combat. C’est ce matin que, pour la première fois, j’ai pu en apprécier la signification véritable, et telle que jamais plus je ne saurais l’oublier. Je suivais la rue de Sèvres du côté du boulevard Montparnasse, avec le faible espoir de rencontrer un taximètre de loisir qui voudrait me conduire jusqu’à l’ambassade. Soudain, je me trouvai arrêté net par la vague d’un chant sonore et rythmé. Et puis les vagues se succédèrent, émises à l’unisson en un puissant volume de voix masculines. Il y avait dans la qualité de ce flot de rythmes quelque chose de si étrange, de si saisissant et de si terrible, que, sans comprendre d’abord ce qui allait venir, un frisson me courut le long de l’épine dorsale. Et la clameur s’enflait et se rapprochait, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la tête d’une colonne d’infanterie se montrât droit devant moi, au coin d’une rue, mêlant au flot des voix le frappement, non moins rythmé à l’unisson, de plusieurs centaines de pieds. Ce que j’entendais, c’était la vraie Marseillaise, la Marseillaise de la guerre. La colonne s’apprêtait à rejoindre le « front, » et allait dans quelques jours prendre part à la bataille. Les baïonnettes des soldats se penchaient en arrière, comme un fourré mouvant tourné vers le soleil du matin. Leur chant ne contenait, pour ainsi dire, aucune musique, mais seulement une suite vibrante et découpée de paroles, dont chacune était une menace, une imprécation, toute chargée d’une colère de feu. L’intonation me prouvait que ces hommes comprenaient à la lettre chacune de ces paroles passionnées qu’ils proféraient : j’y découvrais clairement leur dessein d’attaquer les Allemands, de foncer sur eux, de les transpercer de leur baïonnette. De telle sorte que moi-même, toute cette journée d’aujourd’hui, perdant l’équilibre habituel de mon jugement, je me suis enivré de la certitude joyeuse que les Français allaient anéantir les armées allemandes.

Lundi, 24 août. — Hier et ce matin, j’ai observé un phénomène psychologique des plus singuliers. Ni hier, ni [aujourd’hui, les autorités ne nous ont révélé aucune nouvelle militaire un peu importante, et les journaux ont été aussi muets que par le passé mais, avec tout cela, Paris entier a l’idée que les Alliés ont subi quelque part, en Belgique, une grande et terrible défaite. Toute la ville est comme épouvantée, et pas un visage qui ne revête une expression d’abattement désolante à voir. J’ai entendu parler souvent de pareilles propagations mystérieuses de mauvaises nouvelles, mais jamais auparavant je n’avais encore eu l’occasion d’en être témoin par moi-même. Il y a là un fait assurément très curieux, soit que le bruit se trouve ou non justifié.