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avant d’être réalisée par les politiques, a été conçue par les écrivains, et, transmise par eux de génération en génération, est devenue la force qui crée les événemens. Si tel est le service rendu par Pétrarque à l’Italie, non moindre est celui dont l’humanité lui est redevable. Et c’est par celui-là surtout qu’il nous intéresse* On sait quelle était son admiration pour les écrivains de l’antiquité latine et avec quel zèle il faisait rechercher et copier leurs manuscrits. Entre autres, il avait retrouvé celui d’un traité de Cicéron : le De gloriâ. Hélas ! il le prêta. Le traité de Cicéron eut le sort de beaucoup de livres prêtés : on ne le revit jamais. Ces œuvres antiques, on les tenait, avant Pétrarque, pour un répertoire de connaissances, un arsenal d’argumens philosophiques, et même théologiques : lui, le premier, les étudie comme œuvres littéraires. Il y découvre le sens de la beauté et le lègue aux siècles avenir. Il restaure les lettres antiques et fonde l’humanisme. Il renoue la chaîne et restitue ses titres à l’esprit humain.

Si attachant que soit ce portrait de Pétrarque, je crois bien que le meilleur des ouvrages consacrés par Alfred Mézières aux littératures étrangères est son étude sur Goethe. Avec une adresse remarquable, il mêle la biographie et l’analyse des œuvres et éclaire l’une par l’autre. L’équité, comme toujours, y est parfaite. Le cours avait été professé avant 1870 ; le livre parut après la guerre franco-allemande : Mézières n’eut rien à y changer. Il rendait un juste hommage au génie de Goethe, à sa puissance et à son universalité. En dessinant la figure de l’homme, il ne pouvait se dispenser d’y souligner ce prodigieux égoïsme qui a toujours déconcerté la cordialité française. Qu’il s’agisse de Marguerite, la petite ouvrière de Francfort, et d’Anne Catherine Schœnkopf, la servante de Leipsig, ou de Frédérique Brion, la fille du pasteur, et de Lili Schœnemann, la fille du banquier, nous avons peine à admettre l’absolue insensibilité qui, chez leur amant, succède à tant de ferveur. Non certes que l’ingratitude en amour nous surprenne ; mais, chez Gœthe, elle fait partie d’un système. Il dénoue les liens, quand ils commencent à menacer sa liberté ; amour ou amitié, il s’en dégage quand il en a tiré l’agrément ou le profit qu’il pouvait en attendre ; il ignore que l’homme ait des devoirs envers autrui ; il ne s’en reconnaît qu’envers lui-même et croit avoir satisfait à toutes les exigences de la loi morale quand il a travaillé à son propre perfectionnement.