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ainsi, il faudrait supposer que cinquante ans ont suffi à dissiper les regrets et les rancunes que firent naître les dépouillemens effectués au lendemain de Sadowa. Une anecdote, qui nous a été rapportée de bonne source, fera comprendre combien les sentimens intimes des princes sont parfois en contradiction avec les apparences qu’imposent les devoirs officiels. On connaît le refrain de l’air national luxembourgeois : Der Feierwon :

Mir welle bleine wat mîr sin, ce qui signifie :

« Nous voulons rester ce que nous sommes. »

A un moment où l’indépendance luxembourgeoise se trouvait particulièrement menacée[1], le sentiment populaire, au lieu de bisser ce refrain, y introduisit comme variante un second vers :

Mîr welle jo Keng Preise gin, dont le sens est :

« Nous ne voulons pas devenir Prussiens. »

Or, lorsqu’en 1890, le grand-duc Adolphe succéda au roi des Pays-Bas Guillaume III, par suite de l’extinction, quant aux mâles, de la ligne cadette de la maison de Nassau, les Luxembourgeois ne laissèrent pas de se montrer quelque peu méfians à l’égard du prince allemand qui allait les gouverner. Les plus frondeurs eurent l’audace de donner libre cours à ces sentimens le jour où le nouveau grand-duc fit son entrée dans la capitale. Autour de la voiture dans laquelle il se trouvait, on chantait avec enthousiasme le refrain national avec la variante : Mîr welle jo Keng Preise gin. Le grand-duc ne pouvait ouvertement approuver cette manifestation bruyante, mais des témoins m’ont assuré que sa satisfaction intime était visible. On en devine le motif : jamais le prince n’avait pardonné à la Prusse de l’avoir dépouillé de son beau duché de Nassau.

La jeune souveraine qui porte actuellement la couronne grand-ducale de Luxembourg, née le 14 juin 1894, compte à peine vingt et un ans. Avant d’avoir atteint sa majorité, fixée par la Constitution à dix-huit ans, elle régna cinq mois sous la régence de sa mère, la grande-duchesse Marie-Anne, régence commencée sous le précédent règne pendant la longue maladie du grand-duc Guillaume. Naturellement réservée, d’un caractère réfléchi et prudent qui pourrait faire croire à de la timidité si, dans certaines circonstances, on ne voyait cette réserve faire place

  1. Ce fut en 1860 ou 1867, suivant M. G. Wampach, Le Luxembourg neutre. Paris, 1900, p. 113.