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Il n’est pas douteux que cette colossale marine a eu pour corollaires un commerce démesuré et une industrie colossale. Elle a jeté sur l’Allemagne des monceaux de matières premières que les usines germaniques ne purent transformer qu’en triplant et quadruplant leur matériel, leur personnel et leurs capacités. Elle a jeté sur le monde des monceaux de produits ouvrés que le commerce allemand n’a pu placer qu’en s’adaptant, lui aussi, à ces exigences et à ces dimensions. A s’en tenir aux chiffres bruts, ce commerce et cette industrie nourrissaient en Allemagne un plus grand nombre de travailleurs et, jusqu’en 1907 tout au moins, les nourrissaient beaucoup mieux qu’autrefois :


POPULATION SALARIEE DE L’EMPIRE (en milliers d’habitans)


1882 1895 1907
Industrie 5 933 8 000 10 852
Commerce 1 339 2 165 3 341

Mais ce commerce démesuré et cette industrie colossale, le sol, le sous-sol, le site, le peuple et le génie même de l’Allemagne étaient-ils à même de les porter mieux que les bouches de l’Elbe ne pouvaient porter leur port colossal de Hambourg ? et travaillait-on ainsi à la fortune réelle et durable de l’Empire ? et, puisqu’il n’est pas en ce monde de succès durable sans le consentement et le profit de l’humanité tout entière, sans le respect de la loi morale, qui n’est que la loi de gravitation des individus et des communautés humaines, le succès allemand pouvait-il être obtenu sans le dommage mortel de toute l’humanité ?

Certaines supériorités allemandes, qui avaient fait le succès de l’Allemagne bismarckienne dans l’Europe de 1890, n’avaient plus la même efficacité dans l’Europe et, surtout, dans le monde de 1910. Car elles ne venaient pas de la nature ; elles n’étaient pas fixes, durables et inépuisables comme elle. Venant surtout de l’intelligence et de la volonté humaines, elles étaient, comme toutes les créations de l’homme, temporaires, vagabondes et limitées : rien ne les fixait à un sol ; rien ne les réservait à un peuple ; rien n’en promettait la durée infinie, ni même le