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les mastodontes de cette flotte où les deux tiers du tonnage global étaient disséminés en des barques ! A la chute de Bismarck, deux milliers de tonneaux caractérisaient encore les monstres : l’Allemagne de 1890 en avait 91, qui calaient ensemble 231 560 tonneaux, soit une moyenne de 2 545. Mais, sept ans plus tard, en 1898, il fallait plus de 6 000 tonneaux pour figurer au sommet de la hiérarchie : l’Allemagne avait 13 bâtimens de cette puissance. En 1903, on inventoriait à part neuf catégories nouvelles de 6 à 16 000 tonneaux, et la catégorie suprême de 16 à 17 000 contenait un spécimen unique, un Léviathan de 16 502 tonneaux. En 1912, le catalogue avait six cases nouvelles, de 17 000 à 25 000 tonneaux… Deux mille tonneaux en 1891, vingt-cinq mille en 1912, en attendant les créations de 45 000 et de 50 000 tonneaux, qui déjà étaient sur chantier et qui flottaient en 1914 : la différence de ces cales traduit toute la différence d’idéal entre l’ère de Bismarck et celle de Guillaume II.

En 1914, l’Allemagne, avec trois milliards de tonneaux sur les mers et 80 000 marins dans sa flotte de commerce ou de pêche, avait un admirable instrument de richesse assurément.., pourvu seulement qu’elle pût lui fournir du travail en suffisance et que ce travail fût rémunérateur ! Car, inutilisé, un pareil outil coûte beaucoup plus cher que cheval à l’écurie et, travaillant à perte, il élargit et creuse les déficits suivant une progression géométrique et quotidienne qui, en quelques années, peut se chiffrer par plusieurs milliards, quand on ajoute au choc direct sur la fortune nationale les répercussions de toutes sortes sur l’industrie et le commerce.

En 1914, cette flotte semblait avoir du travail autant et plus qu’elle en pouvait fournir, puisque l’Allemagne avait résolu d’avoir un commerce mondial et de s’en faire la propre roulière, et puisque, d’année en année, elle achetait et vendait des marchandises de plus en plus abondantes sur les marchés de plus en plus lointains. En 1894, l’Europe lui fournissait encore plus des deux tiers de son importation et lui prenait les quatre cinquièmes de ses exportations : en 1913, la part des Européens dans ses achats tombait aux trois cinquièmes à peine et dans ses ventes, aux trois quarts. Désormais, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie recevaient ou envoyaient directement la plus forte part de ce qui jadis