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ou n’ont-elles pas franchi la frontière du Grand-Duché ? M. de Jagow s’abstient de le dire, comme si ce point, essentiel dans l’espèce, n’était qu’un détail sans importance. Le télégramme du chancelier que M. von Buch était chargé de communiquer au gouvernement luxembourgeois n’est pas plus explicite[1]. Mais les autorités militaires, qui de la théorie passent à l’action, ne s’embarrassent pas de scrupules de véracité. Aux troupes qui pénètrent dans le Grand-Duché, pays qu’il ne faut pas traiter en ennemi, on fait croire que des tirailleurs français sont cachés dans les bois, que des patrouilles de cavalerie et d’automobiles ont déjà sillonné la contrée. A chaque tournant de la route, l’avant-garde s’attend à voir paraître l’adversaire. Un officier appartenant à un des premiers détachemens avoue à un ami luxembourgeois, qui m’a répété le propos, qu’il était persuadé, lorsqu’il reçut l’ordre, le matin, de se mettre en marche, d’être tué avant la fin de la journée.

Il y a plus : un document subsiste qui établit comment procédait le haut commandement allemand pour répandre les fausses nouvelles qui devaient légitimer certaines opérations militaires. Dans ses fourgons, le général commandant le VIIIe corps d’armée emportait quelques centaines d’exemplaires d’une proclamation, préalablement imprimée à Coblence, où il était dit que la France avait commencé, sur le sol luxembourgeois, les hostilités contre l’Allemagne. M. Eyschen a raconté à la Chambre des députés comment, s’étant rendu compte du fâcheux effet que produirait sur la population du pays un mensonge trop évident, le général Tülff von Tscheppe und Weidenbach avait renoncé à distribuer ce factum. Mais il était trop tard. Le chauffeur de son automobile en avait déjà remis quelques exemplaires à des curieux groupés devant l’hôtel de la légation d’Allemagne à Luxembourg.

Lorsque le mensonge vient d’en haut, les subalternes qui le recueillent et le répètent peuvent être de bonne foi. Nous avons déjà cité le cas de cet officier de l’avant-garde qui s’attendait, à tout, instant, à voir paraître des uniformes français. Celui qui est à ce point suggestionné voit des ennemis partout. Fut-il victime d’une hallucination semblable, l’officier qui fit à M. Eyschen et au major van Dyck, commandant la

  1. Lecture de ces deux télégrammes fut donnée par M. Eyschen à la Chambre des députés luxembourgeoise dans la séance du 3 août 1914.