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Il semblait que Guillaume II n’eût pas remarqué son ancien ami. Il s’avançait de son côté en jetant à droite et à gauche une parole aimable à celui-ci ou à celui-là et, alors qu’Herbert pouvait croire qu’il allait recevoir la même aumône, l’Empereur, arrivé près de lui, s’arrêtait brusquement, tournait les talons et s’éloignait. Il faudrait la plume d’un Saint-Simon pour décrire cette scène, qui se renouvela à plusieurs reprises. L’illustre et suggestif mémorialiste nous montrerait le fils de l’ex-chancelier debout parmi les groupes qui l’observent malicieusement, conscient du rôle ridicule qu’on lui fait jouer, le visage baigné de sueur et rouge de honte, le regard fixé devant lui, attendant en vain la parole bienveillante qu’il est venu chercher, s’irritant intérieurement du supplice qu’on lui impose et subitement effondré sous les ruines de ses espérances, lorsqu’il voit le chambellan de service s’approcher de l’Empereur pour le prévenir que l’Impératrice désire se retirer et le souverain quitter brusquement le salon avec elle, sans même saluer.

À la suite de cet incident, Herbert de Bismarck ne put se défendre d’une vive colère ; ce soir-là et le lendemain, ses amis en recueillirent les échos. Il s’irritait surtout de ce que l’Empereur, après lui avoir fait promettre qu’il lui parlerait, avait manqué à sa parole. Mais l’Empereur avait-il promis ? Hohenlohe ne le croit pas : « L’Empereur n’a pas coutume de mortifier ainsi les gens après leur avoir fait dire cela. On espérait établir un rapprochement et ébranler par-là la position de Caprivi ; la combinaison a échoué. »

D’autre part, on lit dans un rapport diplomatique : « En venant à la fête des Ordres sans être approuvé par l’autorité supérieure, Herbert a surpris l’Empereur et l’a mécontenté. Il n’est pas vrai que Sa Majesté eût promis de lui parler. C’est la clique bismarckienne qui a pris cela sous son bonnet. J’ai suivi activement ces manigances. L’Empereur a marqué qu’il ne voulait pas se laisser forcer la main. Il veut bien rendre hommage aux services du père, mais il se refuse à être dominé par le fils dont il n’apprécie ni le talent ni le caractère. » Ce langage exprimait la vérité et, dès le lendemain, on allait en avoir une preuve éclatante.

Le jour même où se célébrait à Berlin la fête des Ordres, on y recevait la nouvelle que le solitaire de Friedrichsruhe, après avoir subi une violente attaque d’influenza, était