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l’Allemagne, s’affirmait ainsi. Ce n’était pas la première fois et ce ne devait pas être la dernière.

Dans les circonstances que nous venons de résumer, Bismarck avait fait preuve de plus de ténacité dans ses desseins que de prudence dans leur exécution. Un dernier trait allait mettre en lumière sa maladresse et son audace. A la, veille de son départ, et sous prétexte de remercier la population viennoise de l’accueil qu’elle lui avait fait, il convoquait les directeurs des principaux journaux de Vienne et leur faisait entendre les paroles les plus extravagantes et les plus contraires à la vérité. C’est ainsi qu’il prédisait au rédacteur de la Neue freie Presse une guerre prochaine entre la France et l’Allemagne : « Elle est inévitable ; il suffit toujours d’une pincée de poudre pour faire bouillonner ce pays comme un verre d’eau ; c’est là un événement que l’Allemagne évitera à peine dans le cours de l’année. » Il profitait de l’occasion pour attaquer Caprivi. Il lui reprochait d’être un incapable, d’avoir renoncé à la politique d’équilibre et de bascule que lui-même, quand il était chancelier, n’avait cessé de faire prévaloir, et d’avoir aigri les rapports de l’Allemagne avec la Russie. Ces reproches, qui visaient également l’Empereur sans le nommer, ne laissaient pas d’être injustes, et, dans la circonstance, Bismarck imputait à autrui ses propres fautes. Dès le lendemain, les journaux qui avaient accueilli et publié ses confidences les critiquaient avec vivacité. L’un d’eux résumait son jugement, en disant : Ein grosser Mann, dock kleiner Mench. (Un grand homme et pourtant un petit homme.)

En quittant Vienne, il se rendit à Munich. Dans la capitale de la Bavière, l’accueil revêtit un caractère encore plus enthousiaste que celui de la réception faite peu de temps avant à Guillaume II. Le monde officiel s’effaça ; mais le peuple témoigna bruyamment de son antipathie pour la Prusse. Bismarck s’en montra heureux. Il savait que chaque vivat bavarois était un coup de poignard pour Guillaume. Néanmoins, le voyage se terminait sans lui avoir fait honneur ; il ne faisait honneur à personne et avait eu pour résultat de rendre plus éclatante la haine dont étaient animés l’un contre l’autre ces deux irréconciliables adversaires.