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derniers jours il ne faisait que répéter : « J’aime à souffrir : cela rend meilleur. » Quelques heures avant la fin, comme on s’étonnait de l’étrangeté de son regard, il répondit avec gravité : « C’est que je n’ai jamais vu si loin qu’aujourd’hui. » Et ses dernières paroles furent celles-ci : « Tout donner ! Tout donner volontairement… Adieu, ma jeunesse… Adieu, ma France. »

Pareil, sur son lit funèbre, au Christ descendu de la croix, nous le portâmes, après tant d’autres ! mais avec plus de tristesse encore, la nuit, à travers le parc, dans la petite chapelle de Bossuet et de Fénelon. Là, jusqu’à l’heure des funérailles, l’ombre des grands évêques français veillait la dépouille des soldats de France. Les parens, la sœur, arrivèrent le lendemain. C’étaient de simples gens. Et quand la sœur eut embrassé pour la dernière fois le beau visage fraternel, elle ne trouva que ces mots, touchans de modestie et de fierté : « C’est vrai, monsieur, nous sommes d’une condition bien humble… Mais mon frère était si haut ! »


S’ils n’atteignirent pas tous à cette hauteur, tous en ont approché. On a rapporté ce propos d’un de leurs chefs : « Nos soldats ! C’est à se mettre à genoux devant eux. » Agenouillés devant leur souffrance, devant leur agonie, le cœur débordant pour eux de pieuse tendresse, nous avons compris cette parole et nous l’avons pratiquée. Remercions-les, eux qui ne songeaient, pauvres enfans, qu’à nous remercier nous-mêmes. Remercions-les d’avoir fait connaître, éprouver, aux moindres d’entre leurs serviteurs, « dans des emplois bornés, une charité infinie[1]. » Charité, c’est-à-dire amour, amour infini comme leurs vertus, comme leur droit à notre reconnaissance, à notre vénération. Pour eux, nous passâmes toute une année dans le royaume de la douleur et de la mort ; mais, par eux, dans le royaume aussi de la vie, de la vie supérieure, immortelle. Année mémorable et féconde à jamais ! Sublimes ouvriers de notre salut à tous, vous nous avez donné par surcroît, à nous, témoins obscurs, mais fidèles de votre héroïsme, la joie ineffable de nous sentir vivre la main dans la main et le cœur contre le cœur du peuple même, du peuple entier, de l’admirable peuple de notre pays ; .


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Bossuet.