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« On m’expédie à Issy-les-Moulineaux, chez les Dames de la Croix-Rouge… Suis classé parmi les « peut manger ce qu’il veut. » Je demande alors du faisan à l’infirmière, ce qui la fait rire, et moi aussi. On nous sert un excellent souper, ma foi… Lucullus dîne chez Lucullus. »

Finesse des idées et délicatesse des sentimens, toutes les énergies et toutes les douceurs, de la tendresse, de la grâce même et jusqu’à de la poésie, quel trésor que le cœur, « le cœur innombrable » de nos soldats ! « Nous sommes aujourd’hui quel jour ? » interroge un petit Breton. « Le 3 juin. » Et l’enfant, avec un sourire triste, comme lointain : « C’est le jour où l’on sème le blé noir dans ma Bretagne. » Plus loin encore de leur pays, les Arabes s’en souviennent avec mélancolie. Par les sombres après-midi d’hiver, assis tout seul sous les arceaux du cloître, lorsque l’un d’eux chantait ses mélodies, vraiment « infinies » celles-là, infinies comme sa peine, certain chant désolé de Moussorgsky, « Sans soleil, » un chant d’hôpital aussi, nous revenait à la mémoire. Autant que leurs chansons, leur parler possédait un charme étrange, témoin cet appel dans la nuit : « Mon père, j’ai soif. Toi donner à boire, » ou la simple dictée de ce billet filial : « A Zorah. Ton fils te salue. Un peu blessé. Pas beaucoup. Guérira bientôt. » Et comme nous demandions l’adresse, nous ne pûmes obtenir que cette réponse : « Au village du marché du mardi. »

Il était d’un village du Jura, le petit Français de France (dix-huit ans à peine), qui nous contait son engagement en ces termes, notés par nous aussitôt : « Les vieux ne voulaient pas : ni le vieux, ni la vieille. Ils pleuraient tous les deux. Un matin tout de même, j’ai été à la ville trouver le commandant de place et je lui ai dit : « J’veux m’engager. » — « Bien ! » qu’il m’a dit, « v’ià une feuille qu’il faut que ça soit toi, mais ton père aussi, ou ta mère, qui la signe. » Et quand je l’ai apportée aux vieux, le père m’a dit : « Non, j’peux pas. » Et la mère n’avait pas plus de courage. Et ils pleuraient. Mais enfin j’ai donné la plume au père et j’ai approché tout doucement l’encrier, si près, si près de la feuille, qu’il a signé sans s’en apercevoir. »

Puis, simplement, gravement, il racontait encore ses impressions de bataille et, sans les vanter, sans presque s’en rendre compte, les exploits de sa bravoure légère. Enfin, pour achever