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l’assommait d’un coup de crosse ; s’il échappait et se rejetait à l’eau, « on le tuait à bout portant. » Le comique se mêlait au macabre dans ces aventures. « Il y a des histoires d’un drôle ! écrit, le 19 novembre, le commandant Geynet. L’autre jour, nous dégringolons trois Prussiens du côté de notre berge. Le soir, j’envoie quatre hommes pour les enterrer. L’un d’eux prend le Prussien par les pieds pour lui enlever ses boites : le Prussien, qui faisait le mort, envoie un formidable coup de pied dans le ventre du matelot, qui tombe à la renverse, et le Prussien court encore. »

L’homme se consola peut-être du coup de pied, mais il regretta sûrement les bottes, qui étaient excellentes, et contre lesquelles il eût troqué volontiers ses savates éculées. C’était toujours la grande souffrance de cette vie, ce manque de chaussures. Pour une fois, les Bretons donnaient un démenti à leur romancier Paul Féval, qui prétend qu’ils ne sont frileux que des oreilles. « On souffre du froid, » écrit le commandant Geynet ; nos hommes sont « sans chaussettes » dans « leurs souliers troués. » On souffre aussi de plus en plus du manque d’eau potable. L’eau de l’Yser est si « infecte » qu’on lui préfère celle des entonnoirs de marmites. Mais elle est venue là « par infiltration, et d’où ? Il y a tant de tombes et de détritus de chevaux, vaches, cochons tués » aux environs ! L’enseigne de Cornulier se demande comment ses hommes « ne sont pas encore tous claqués de la typhoïde. » Vrai sujet d’émerveillement, en effet ! Mais, bien qu’assez éprouvés par la dysenterie, ils ne veulent pas convenir de leur épuisement ; ils se roidissent contre le mal ; ils exagèrent même, par défi, leur « vantardise » et leur « imprudence » naturelles, s’amusant à « forcer des lièvres a la course »[1]ou se glissant hors des tranchées, la nuit, pour aller « chaparder » des casques boches. « J’ai dû infliger des punitions de vingt jours de prison pour ce fait, » écrit le commandant Geynet ; mais « Jean Gouin[2] » est incurable. Il lui faut des casques boches :

  1. « Mes hommes s’amusent à forcer des lièvres à la course, malgré mes hurlemens. Heureusement, personne de blessé, sauf un lièvre qui vient se réfugier près de mon « gourbi, » où mon cuisinier se hâte de lui faire un sort. » (Carnet du lieut. de v. de M…)
  2. Surnom donné aux fusiliers marins et dont l’origine est incertaine : les uns y voient une déformation de Jean Le Gwenn (Jean Le Blanc), nom très répandu en Bretagne ; les autres le font venir du mot gwin (s. e. ardent, eau-de-vie), étymologie malheureusement aussi acceptable.