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écrit un des officiers de la compagnie Bérat, l’enseigne P…, nous dormions loin du feu, dans la paille d’une grange[1]. »

Mais, si Dixmude pouvait être sauvée, ce qui, en tout cas, eût exigé de lourds sacrifices, il n’est pas aussi certain que Dixmude dût être sauvée, et la décision de l’amiral, conforme à la nouvelle tactique de l’état-major, semble avoir reçu l’approbation de tous les esprits compétens. La bataille de l’Yser, engagée depuis le 15 octobre, prenait de plus en plus, de notre côté, le caractère d’une bataille défensive ; sur tout le front septentrional, d’Arras à Nieuport, l’ennemi essayait de percer dans la direction du détroit : Kales ! Kales ! criaient en chargeant Wurtembergeois et Bavarois. Pendant quatre mois, leurs masses énormes rouleront avec le même cri sauvage vers cette Jérusalem des espérances teutonnes sur la Manche. Et, pendant quatre mois, la tâche des armées alliées consistera uniquement à leur opposer un « mur d’acier. » Dans ces conditions, avec un flanc désormais à l’abri de toute surprise, largement couvert par trente kilomètres de zone inondée, quel intérêt pouvait bien présenter encore pour nous la possession d’un saillant aussi frêle, aussi instable que Dixmude ? Même si l’ennemi ne nous l’avait pas disputée, n’eût-il pas mieux valu couper délibérément cette « excroissance, » rectifier notre front et l’adapter à la configuration hydrographique du terrain ? La plupart des forteresses et des camps retranchés ont été emportés sans résistance, au cours des diverses offensives allemandes : les vrais réduits, qui n’ont pas cédé, sont ceux dont quelque filet d’eau avait fait tous les frais et qui n’étaient défendus que par une ceinture flottante et des palissades de roseaux.

C’est à ces raisons vraisemblablement que se rendit l’amiral en ordonnant l’évacuation de Dixmude. La guerre d’usure, la

  1. Et, à quatre heures, continue le Journal de l’enseigne C… P…, nous étions rejoints par « un brave petit fusilier breton d’Audierne, Paillard Clet. Interrogé sur son retard : « Le lieutenant m’avait dit d’accompagner un blessé ; alors, comme il ne pouvait plus marcher tout seul et que nous n’allions pas vite, nous avons perdu la colonne. » Ce bon petit garçon, qui, dans la nuit, avait perdu le contact avec nous, entre la tranchée et l’Yser, sans un cri d’appel ni une plainte, a traîné son blessé jusqu’à l’Yser. Là, trouvant la passerelle ouverte, il a voulu se mettre à l’eau pour prévenir. On l’a vu, on l’a hélé, il s’est fait reconnaître, et son blessé a été sauvé. Impossible de lui faire comprendre que son acte est héroïque ; il s’excuse simplement d’être en retard et à toutes les félicitations répond : « Le lieutenant l’avait dit. » Le lieutenant a dit aussi : « Tu auras la médaille militaire » et l’amiral a ratifié la promesse. »