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y regarder à deux fois, avant de briser un foyer qui peut devenir un asile. Puis l’auteur reprend quelques-uns de ses thèmes anciens. Dans Peints par eux-mêmes, il avait parlé de « cette primordiale question que l’on nomme la bagatelle, et sur laquelle pivote pourtant toute l’humanité ;» Bagatelle est une transposition théâtrale du roman de jadis, atténué suivant les exigences de la scène. Le Destin est maître est une pièce de facture qui rappelle la facture de l’Enigme.

On pouvait encore beaucoup attendre d’un écrivain resté si complètement en possession de toutes les ressources de son art. Du moins, constatons que cette œuvre inachevée présente, dans ses meilleures parties, un beau caractère de solidité. Elle a déjà subi victorieusement l’épreuve de la durée. On peut relire Peints par eux-mêmes et l’Armature ; ni l’un ni l’autre de ces romans, celui de l’amour et celui de l’argent, n’a pris une ride. La Course du flambeau appartient de droit au répertoire de la Comédie-Française, comme le type achevé d’un genre que Diderot avait seulement pressenti. L’écrivain est de ceux qu’après les avoir comparés à leurs contemporains, on détache sans peine de leur milieu pour les situer dans l’histoire de notre littérature. Par l’exactitude de son observation, par sa finesse de pénétration morale, comme par la sobriété vigoureuse de son art, il est dans la grande tradition. Il ne s’est pas tenu à la réalité présente : par-delà les mœurs de son temps, il a aperçu ces lois générales qui gouvernent les hommes de tous les temps. Sans se départir de sa réserve, avec une suprême élégance, il a mis dans un puissant relief l’opposition irréductible qui existe entre notre nature et les disciplines auxquelles nous nous efforçons vainement de la contraindre. Il a touché aux racines mêmes de l’éternel conflit. Habile à noter les travers et les vices, il n’a guère espéré en corriger les hommes ; mais il a mis toute son âme, éprise de vérité, à les en plaindre ; et c’est son honneur d’avoir si obstinément penché sur l’humaine détresse sa figure méditative et son sourire navré.


RENE DOUMIC.