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de folie lucide se complique d’une histoire de séquestration. Vous reconnaissez cette littérature de la peur, où excellent les conteurs anglais et américains. L’ironie encore en est la maîtresse, mais sous la forme particulière qu’on appelle humour.

Je n’insisterais pas sur ces œuvres de début, où pourtant s’ébauche le portrait de l’écrivain, s’il n’y fallait signaler tout particulièrement les Nouvelles de l’Alpe homicide. Une idée y circule : la méchanceté de la nature. La montagne, dont on retrouve à tous les coins de l’horizon l’énorme et obsédante image, semble quelque monstre accroupi, guettant la proie qui d’elle-même va s’offrir à sa voracité. Ainsi la considéraient encore les gens du dix-huitième siècle. Cette immensité glacée, en telle disproportion avec la taille de l’homme qu’elle écrase, hérissée de pentes abruptes, semée de gouffres affreux, secouée par l’orage et par l’avalanche, n’inspirait alors que l’effroi : nul ne se serait avisé qu’on pût s’y aventurer par plaisir. Telle est bien l’impression que donne la première de ces nouvelles, où la tendre Annie Martindale aperçoit pour la dernière fois, pareil à une fourmi grimpant le long d’un colosse de neige, le mari très aimé dont une soudaine tourmente va faire un cadavre. Et comment oublier ce Secret du glacier inférieur, le glacier qui marche et qui rend sa victime ? Le drame humain s’y complète d’une sorte de fantastique naturel. La malice du sort, l’injustice des hommes, l’impassibilité des choses, tout est réuni dans ces pages, chef-d’œuvre d’art ramassé, de récit vigoureux et sobre, que Mérimée aurait pu signer.


C’est maintenant que Paul Hervieu va dégager toute son originalité et résolument aborder le domaine où il s’installera en maître : l’étude de la vie mondaine. Jusqu’alors, il avait développé des thèmes d’emprunt et peint de chic : maintenant il va peindre d’après le modèle vivant. Ce qui l’attirait vers ce genre d’études, on le devinerait sans peine ; mais il s’en est expliqué tout au long par la bouche de Guy Marfaux, le peintre mondain de Peints par eux-mêmes. C’est d’abord que la vie mondaine, étant exactement le contraire de la vie suivant la nature, présente, à chaque époque, le dernier état auquel l’humanité est parvenue dans cette marche progressive qui