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JEUNE FILLEs


Les nuages et les fumées font de l’horizon gris un immense oce’an taciturne, auquel les vagues inégales des toils gris, au loin, se mêlent, se confondent; la ville entière est impondérable et brumeuse, sans réalité, sans beauté et dans son imprécision si vaste semble un mirage triste et désolé.

— Robert, vous croyez qu’elle vous aime; mais moi, je connais son enfantillage, sa frivolité, son détachement de tout ce qui est grave; c’est un être délicieux, mais dont les sentimens ne sont pas profonds, et j’ai toujours veillé sur elle, qui ne savait rien de la vie, qui ne sait rien de son propre cœur, qui peut croire vous aimer, et ne pas vous aimer vraiment. Contre ma jambe, la jambe de Robert tressaille.

— Je vous inquiète, je vous tourmente; je ne veux pas vous faire de la peine. Mais, comprenez-moi, je ne veux pas renoncer à elle aussi, avant d’être sûre et bien sûre que vous êtes son seul et son vrai bonheur.

— Juliette, vous avez le droit d’exiger de moi beaucoup de choses; mais ne me séparez pas d’elle, ma chère enfant.

— Si ; je veux vous séparer d’elle. Jamais, depuis qu’elle vous aime, vous ne l’avez quittée. Eh bien! je veux savoir si l’absence ne détruira pas en elle ce que vous croyez être l’amour; je veux savoir si, de frivole, elle est devenue fidèle; si vous lui manquez, si elle ne peut vivre sans vous. Alors, et vous savez combien je suis honnête, je vous rappellerai, Robert, et c’est moi qui m’en irai.

— Juliette, vous m’imposez une dure épreuve : une épreuve d’autant plus dure que vous m’apprenez que Marianne, avec la légèreté insouciante de sa nature, pendant mon absence, peut m’oublier...

— Vous ne lui écrirez pas souvent; vous la laisserez à ses pensées.

— impitoyable, plus qu’un sévère tuteur...

— Je ne veux pas la perdre pour un caprice ; je ne veux l’abandonner qu’à l’amour.

Un long silence, où le vent glacé passe entre nous.

— Eh bien 1 Juliette, vous êtes déjà très généreuse; vous avez raison, je consens.

Le vent, plus froid et plus fort, tourmentait toute la nature; il emportait la poudre du sol ; il faisait craquer les rameaux ; il sifflait dans les fourrés ; il s’acharnait sur les pierres indiffé-