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contenaient de l’eau, plus ou moins. Il frappait sur le bord de ces verres successivement avec des fourchettes de fer à manche de bois dont les paysans se servent dans ce pays-ci. Il nous a joué plusieurs airs, valses, etc., très agréables, toujours accompagnés par la harpe. Ils avaient dessiné sur un papier mille tours qu’ils font dans les foires et dont heureusement on n’a pas eu la barbarie de leur demander la représentation, au grand chagrin du prince Napoléon et à ma grande satisfaction.

Cette musique et ceux qui la faisaient m’avaient disposée à l’attendrissement. Si j’avais été la Princesse, je les aurais retenus pour leur faire un sort. Sur la mine intelligente de l’homme, on devine que de grandes facultés restent ainsi annulées, faute des circonstances où la destinée les place… Je faisais part de mes réflexions à ma bonne Reine, à son digne fils. Car, de tous les Montfort, pas un ne m’eût entendue.

On avait organisé une course à Reichnau. Ne voulant pas perdre ainsi toutes mes après-midi, j’ai déclaré que je n’en serais pas. Je me suis promenée à pied avec tout le monde jusqu’au moment du départ. J’ai vu de loin le retour des promeneurs longtemps après. Elisa est arrivée tout en émoi. Elle m’a conté qu’arrivée à l’église de Reichnau, elle s’y était sentie toute saisie par le froid ; elle n’avait pas voulu y rester et s’était assise dans le cloître, en donnant à Fritz l’ordre de venir l’avertir quand on partirait. Le temps s’était écoulé. Lassée d’attendre, elle s’était décidée à sortir au moment où le sacristain allait l’enfermer dans le cloître. Sans se douter que c’était exprès qu’on la laissait ainsi, elle avait remarqué quatre jeunes paysans qui la guettaient ; elle avait cru que c’était pour lui demander l’aumône. Ils la suivaient en riant aux éclats et avaient fini par lui jeter des pierres. Arrivée au bord du lac, elle avait vu la société abordant à Arenenberg, et elle avait éprouvé un tel dépit qu’elle avait eu mille peines à ne pas éclater en sanglots. Elle avait heureusement trouvé dans son allemand de quoi demander un bateau et s’était contenue pour ne pas pleurer devant son batelier. En arrivant, elle avait vu toute la société réunie, l’attendant pour la huer, ce qui avait tellement redoublé sa colère qu’elle n’en avait plus été maîtresse, et, lorsque le prince Jérôme s’était avancé pour la persifler, elle lui a dit « qu’un trait pareil ne l’étonnait pas ;