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conférence étaient invités à une « soirée de bière, » bierabend, donnée en leur honneur au palais impérial.

— Je veux vous montrer ce que c’est, avait dit familièrement l’Empereur à Jules Simon. Au palais, un grand salon avait été aménagé en salle de brasserie, avec sur chaque table un verre de bière, une coupe de Champagne et un cigare. C’est dans ce cadre que, de neuf heures du soir à une heure du matin, Guillaume II retint ses invités, et sans doute son âme avait cessé d’être triste, car ses regards, ses paroles, ses gestes, tout son être en un mot trahissaient un contentement sans limites. Il s’agitait, allait, venait, interpellait les gens, proclamant la nécessité de venir en aide aux ouvriers, remerciant Jules Simon de l’aider dans cette tâche, lui en attribuant l’honneur, rieur et bruyant, tout débordant de joie triomphante, non la joie d’un bienfaiteur qui se réjouit d’avoir pu se livrer aux instincts généreux de son âme, mais celle d’un captif délivré. Il s’efforçait de la répandre autour de lui, en s’adressant aux uns et aux autres, sauf au délégué français Tolain, dont l’attitude hautaine, compassée, réfrigérante et non dépourvue de dignité, ne laissait pas de le déconcerter. Visiblement, il était consolé d’avoir dû se séparer de son mentor. Qu’il y eût dans le témoignage de sa joie une part d’ingratitude, on ne saurait le nier. Mais pouvait-on la lui reprocher trop sévèrement alors qu’ainsi qu’il le disait, il avait eu à résoudre la question de savoir si, sous son règne, le pouvoir appartiendrait à la dynastie des Bismarck ou à celle des Hohenzollern ?

Quant à l’ex-chancelier, il s’éloignait de Berlin l’âme remplie de haine. Jusqu’à sa mort survenue en 1898, cette haine allait se manifester sous les formes les plus offensantes pour l’Empereur, comme s’il se fût acharné à tirer vengeance des procédés de son impérial disciple. Sa vie d’homme d’Etat étant terminée, il embrasse une autre carrière, au cours de laquelle et jusque dans ses dispositions testamentaires, il trahit ses ressentimens sans s’apercevoir qu’il imprime lui-même à sa mémoire une flétrissure irréparable.


ERNEST DAUDET.