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si la présence d’un brillant causeur tel que Jules Simon l’eût mis en verve, il fut éblouissant d’esprit et de gaieté. Laissant entendre qu’il se retirait volontairement parce que, à son avis, l’Empereur faisait trop de concessions aux socialistes, il se disait content de revoir ses terres et de pouvoir s’en occuper après les avoir si longtemps négligées ; son fils Herbert « n’aimait pas la politique » et aurait plaisir à se retirer avec lui. Durant toute la soirée, il tint ses convives sous le charme de sa parole, « surtout, nous dit l’un d’eux, lorsqu’il donnait la réplique à Jules Simon. »

Ils le revirent le lendemain dans les mêmes dispositions. Ils étaient en séance à la chancellerie lorsqu’il entra, précédant un personnage en uniforme de général.

— Je vous demande pardon de vous déranger, messieurs, dit-il ; j’y suis obligé pour montrer les appartemens à mon successeur.

Il le désigna et le nomma : c’était le nouveau chancelier, Caprivi.

Maintenant, les événemens vont se précipiter. La démission est un fait accompli et l’ex-chancelier ne s’occupe plus que de son déménagement, opération laborieuse, puisque, de son propre aveu, elle comprend trois cents caisses ou malles et « plus de treize mille bouteilles de vin. » Dans les caisses, se trouvent des dossiers volumineux, formés de toute sa correspondance depuis trente ans. Il emporte ces paperasses à Friedrichsruhe dans le dessein d’écrire ses Mémoires. Le 27 mars, son départ étant fixé au surlendemain, il va prendre congé de l’Empereur. Sa voiture est précédée et suivie de deux sergens de ville à cheval ; « ils ont l’air de conduire un prisonnier. » Le lendemain, les journaux à ses gages diront que l’Empereur l’a retenu plus d’une heure et lui a fait les plus touchans adieux. Mais les familiers du palais savent qu’il n’en est rien : « L’audience n’a pas duré plus d’un quart d’heure et a été surtout remarquable par son caractère glacial. » Mais, à sa sortie, l’ex-chancelier est dédommagé par les acclamations d’une foule immense qui lui jette des fleurs et fait mine de dételer les chevaux afin de traîner elle-même sa voiture. Celle manifestation a été organisée par les amis de Bismarck, quoique leur nombre, en ces derniers jours, ait considérablement décru. Le bruit court qu’ils ont voulu faire pièce à l’Empereur,