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Bismarck se le tient pour dit, mais son irritation s’accroît ; elle se communique à son entourage avec si peu de retenue que lorsque arrive chez Mme de Bismarck un portrait de l’Empereur envoyé par Sa Majesté à titre d’hommage amical, elle s’écrie :

— Qu’on l’emporte à Friedrichsruhe et qu’on le mette à l’écurie.

Sur les incidens qui précédèrent et suivirent la démission du chancelier en ces heures troublées, il existe plusieurs versions. Mais, fréquemment, elles se contredisent et il est assez difficile d’en faire jaillir la vérité. Il en est particulièrement ainsi pour ce qui s’est passé alors, entre lui et l’impératrice Victoria. On a raconté qu’il avait osé lui demander de plaider sa cause auprès de l’Empereur. Mais le prince de Hohenlohe dément ce dire. A l’en croire, c’est l’Impératrice qui aurait demandé au chancelier disgracié si elle pouvait l’aider en quelque chose et il aurait répondu :

— Je ne demande que de la compassion.

Ces deux récits paraissent également invraisemblables et sans doute c’est entre l’un et l’autre qu’il faut chercher la vérité. D’une part, Bismarck était possédé de trop d’orgueil pour s’abaisser à une démarche aussi humiliante auprès d’une femme, à laquelle il avait fait trop de mal pour espérer qu’elle le lui pardonnerait. D’autre part, on ne se figure pas cette princesse lui offrant spontanément de lui venir en aide, alors qu’elle se réjouissait de sa chute, ainsi qu’elle le déclarait elle-même à Jules Simon[1]. En sa qualité de président de la délégation française à la Conférence ouvrière qui se réunissait à Berlin au même moment, il était allé lui rendre hommage. « Elle était satisfaite, raconte-t-il, de la disgrâce de son plus terrible ennemi, » quoiqu’elle considérât comme téméraire l’initiative qu’avait prise son fils en faisant des avances aux socialistes. Elle n’a donc pu vraisemblablement offrir son secours à Bismarck et celui-ci, par conséquent, n’a pas eu à le décliner. Ce qui sans doute est plus vrai, c’est que la princesse lui a exprimé le regret qu’en détruisant systématiquement son autorité maternelle, il l’ait mise dans l’impossibilité d’exercer une influence en sa faveur. Du reste, ce regret, à supposer qu’elle l’ait exprimé, n’a pu être que platonique, une parole de courtoisie qui ne lui était

  1. Voir le volume II de ses Mémoires : Le Soir de ma journée.