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heures déclinassent, dès maintenant, leur participation. C’est sans doute ce que fera l’Angleterre. A votre place, j’agirais de même. Je ne me considérerais pas comme obligé, par une adhésion antérieure à la conférence de Berne, à venir délibérer sur les mêmes matières à Berlin.

Après avoir développé avec autant de feu que de conviction feinte les raisons de sa manière de voir, il ajouta :

— Ma démarche doit vous surprendre. Mais elle m’est dictée par le sincère désir qu’il ne s’élève pas de nuages entre nos deux pays.

Puis, comme pour marquer à l’ambassadeur qu’il lui parlait en toute franchise, il poursuivit :

— Depuis vingt-huit ans que je suis à la tête des affaires, mes plus grosses difficultés ont été à l’intérieur. Avec le vieux, cela allait encore, mais avec le jeune, la besogne est un peu lourde : il croit tout savoir et ne tient aucun compte de l’expérience. Dans la voie des réformes sociales, il est poussé par le roi de Saxe et le grand-duc de Bade qui ne sont pas des aigles. Ils ont voulu me convertir à leur système, mais ils m’ont fatigué inutilement, car je ne m’y rallierai jamais.

Il parlait d’abondance, familièrement, d’un accent où l’ironie et le rire alternaient avec les phrases comme pour leur donner la physionomie d’une confidence amicale, d’un conseil émis spontanément dans l’entraînement d’une bienveillance désintéressée. L’ambassadeur n’avait rien répondu, si ce n’est qu’à Paris, l’opinion du chancelier serait prise en sérieuse considération. Il s’efforçait surtout de cacher l’émotion et la surprise que déchaînaient en lui les propos qu’il venait d’entendre et la démarche de ce tout-puissant ministre, qui, avec une audace imprudente, ne craignait pas de quémander l’appui d’un gouvernement étranger contre la politique de son souverain et poussait l’incohérence jusqu’à oublier qu’il avait si souvent traité en ennemi ce gouvernement dont il sollicitait aujourd’hui la complicité. Mais l’ambassadeur n’était pas au bout de ses étonnemens.

Comme le chancelier s’était levé pour prendre congé de lui et comme il se préparait à le reconduire, il le vit se planter devant deux tapisseries des Gobelins qui ornaient le salon. Elles représentaient des scènes mythologiques. Sur l’une, c’était la première rencontre de Médée avec Jason ; sur l’autre, l’incendie