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devans, en première ligne, en face des Turcs, les mêmes apparences de force, pour ne pas leur faire comprendre que nous abandonnions la partie. Le général Obroutcheff alla rédiger dans ce sens, avec des détails ordonnés par Sa Majesté et le ministre de la Guerre, des instructions au général Todtleben, et je pus commencer mon rapport. Un petit incident caractéristique se produisit à cette occasion, et je le note sans qu’il présente un intérêt politique. J’étais en uniforme avec épée et chapeau, ma serviette sous le bras, où étaient renfermées les feuilles éparses sur lesquelles j’avais pris des notes à Berlin et que je n’avais eu le temps que de parcourir et de mettre un peu en ordre en chemin de fer. Le maniement de ces papiers présentait des difficultés matérielles, car, assis sur une chaise au milieu de la chambre, je devais déballer tout cela sur mes genoux. L’Empereur voyant mon embarras dit au grand-duc héritier : « Sacha, donne-lui une table. » Et le Cesarévitch alla chercher un guéridon qu’il m’apporta pour faciliter mon travail.


Je ne puis plus me souvenir exactement des détails du rapport que je fis à l’Empereur. Il doit se trouver cependant dans mes papiers les feuilles sur lesquelles j’avais pris des notes lors de mon entretien avec le comte Schouvaloff, et qui me servirent à Tsarskoyé Sélo pour mon rapport au souverain. Ainsi que je l’ai noté plus haut, deux questions principales présentaient des difficultés : la cession de Batoum et la réannexion de la Bessarabie, détachée de la Russie en 1856. Pour la première, Salisbury insistait pour que la Russie s’obligeât à faire de Batoum un port franc et à ne pas y élever de fortifications. L’arrière-pensée anglaise était évidemment de laisser cette nouvelle acquisition maritime de la Russie attachée à l’Empire aussi faiblement que possible et d’en faire jouir surtout les Anglais. L’Empereur refusait carrément de contracter une pareille obligation et s’irrita surtout lorsque, dans une dépêche récente expédiée de Berlin après mon départ, le comte Schouvaloff, qui comptait sur une entente avec Salisbury, un peu jaloux du rôle échu à Disraeli-Beaconsfield, disait qu’un échec dans la question de Batoum pouvait obliger Salisbury à donner sa démission. « Je sais bien, s’écria l’Empereur, ce que m’a déjà coûté le portefeuille d’Andrassy. » C’était une allusion à l’argument analogue à l’aide duquel M. Novikow, notre