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décidées, j’aurais autrement jugé la situation. « A l’ouverture de la discussion, dit-il, l’Empereur fit un discours pour dire que nous étions menacés d’une guerre avec l’Angleterre, probablement aussi avec l’Autriche, que les dispositions des autres Puissances étaient peu sûres, et que, dans ces conditions, la raison d’Etat commandait de faire des concessions, d’abandonner quelques-uns des avantages acquis par les succès remportés sur les Turcs, de modifier le traité de San Stefano. Sa Majesté conclut en disant qu’il y avait limite à tout, que nous ne pouvions accepter que des conditions qui ne seraient pas blessantes pour notre amour-propre national et incompatibles avec notre honneur… Le comte Milutine, qui prit la parole après le souverain, déclara que son devoir était de dire que nous ne pouvions absolument pas faire la guerre, que la position de notre armée en Turquie était précaire, qu’en cas d’échec du Congrès, nous y étions exposés à un désastre, et que, quant à la frontière occidentale, nous n’avions absolument rien de sérieux à opposer à un ennemi qui viendrait de ce côté ; que, par conséquent, tout valait mieux qu’une rupture qui pouvait amener la guerre et nous conduire à une catastrophe pire que tous les sacrifices moraux et matériels que nous pourrions faire pour l’éviter. » — « C’est sous de semblables impressions, termina le comte Schouvaloff, que je suis venu à Berlin, et cela vous explique pourquoi je tiens avant tout à ce que le Congrès aboutisse. Une fois la paix assurée, on pourra travailler à regagner les positions perdues et à refaire nos forces en vue de l’avenir. »

J’eus bientôt l’occasion de vérifier l’exactitude de l’assertion du comte Schouvaloff et de me convaincre combien les dispositions à Pétersbourg étaient pessimistes : une impardonnable faiblesse, je dirai presque lâcheté, avait subitement succédé à l’outrecuidance et au chauvinisme dont on faisait montre lorsque notre armée avait des succès et avançait sur Constantinople.

Le travail du Congrès était si absorbant pour les délégués qu’ils n’avaient pas le temps de faire des rapports à leurs cours ; tout au plus réussissait-on à les tenir au courant de la marche des délibérations par des télégrammes, et encore étaient-ils forcément incomplets et ne donnaient-ils qu’une idée insuffisante de la situation réelle, telle qu’elle se