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l’un avait fini, ils y envoyaient un autre en lui disant : « Prends le, attrape-le. »

Parmi les personnages turcs présentés au grand-duc, se trouvait le jeune maréchal Fuad pacha, qui avait remporté un avantage sur le détachement du prince Mirsky à Elena. Son Altesse lui serra la main et lui dit avec son air gracieux : « Je suis charmé de vous voir sain et sauf. On nous avait dit, au début de la guerre, que vous aviez été tué. — Je regrette de ne pas l’avoir été, répondit le maréchal, car la bataille dont il s’agit ne nous a pas été favorable. »

A l’issue de l’audience, nous traversâmes le Bosphore en grand kaïk gala du Sultan, accompagnés du premier drogman, Munir pacha, qui, en y montant, fit un faux pas et prit jusqu’au-dessus des genoux un bain dans le Bosphore. A Beylerbey se trouvait déjà réunie la grande suite du commandant en chef, et une garde d’honneur de marins russes y était placée à l’entrée, en face de la garde d’honneur turque. Le grand-duc descendit en bas de l’escalier pour recevoir le Padischah ; la musique entonna une marche turque (la marche officielle dite Hamidiéh n’était pas encore connue) ; les deux gardes d’honneur présentèrent les armes ; le grand-duc nomma au Padischah les principaux personnages de sa suite et entra avec Sa Majesté dans le salon, où la visite dura un peu moins qu’à Dalma Baghtché, et eut un caractère beaucoup plus personnel et plus amical. On parla chevaux, chasse, souvenirs du voyage du grand-duc en 1872 ; le Sultan invita Son Altesse à visiter ses écuries, et sortit du salon gai et souriant, tandis qu’il y était, entré morose et l’air préoccupé, intimidé peut-être par le caractère absolument militaire de l’entourage et le déploiement de force étrangère à laquelle il n’était pas habitué. En partant, il invita le grand-duc à monter avec lui en kaïk et le mena, je crois, à bord de la Livadia, où Son Altesse déjeuna et se reposa. Moi, je me rendis à Péra et montai pour la première fois à l’ambassade, que j’avais quittée environ onze mois auparavant, en rompant les relations. J’avais le cœur gros. Les rêves politiques que je caressais alors étaient évanouis et leur réalisation remise à une époque que l’on ne pouvait même pas prévoir, car il devenait évident que si l’action militaire et les difficultés matérielles étaient terminées, la campagne diplomatique et les embarras politiques n’allaient que commencer