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Abdul Hamid était horriblement embarrassé et intimidé ; mais le grand-duc ne tarda pas à le mettre plus ou moins à son aise par sa manière d’être simple et digne, mais pleine de franchise et d’affabilité. « Soyons amis, » dit-il au Sultan, lorsque, après les présentations d’usage réciproques, Sa Majesté se fut assise avec son hôte sur le divan, n’ayant auprès d’eux pour servir d’interprète que M. Onou, et peut-être (mais je n’en suis pas sûr) le premier drogman du palais, Munir pacha. « N’écoutez pas nos ennemis, continua-t-il, ils vous ont poussé à la guerre que nous déplorons tous. Maintenant que la paix est rétablie, tenons fermement ensemble, et personne n’osera toucher à la Turquie ; nous réglerons nos affaires directement à notre avantage mutuel. » Le Sultan abondait dans le même sens, mais venait tout de suite aux questions pratiques et demandait des modifications du traité et des tempéramens à ses dispositions que Son Altesse ne pouvait même pas discuter.

Pendant cet entretien, qui dura près de trois quarts d’heure et dont quelques détails ne m’ont été connus qu’après coup, nous autres, nous nous tenions à l’écart et causions avec les dignitaires ottomans présens, parmi lesquels la première place était occupée par le grand vizir ; il portait, à cette époque où la Constitution était censée être encore en vigueur, le titre de premier ministre ; c’était Bach-Vekil-Ahmed Vefik pacha, le même qui, avant la guerre, avait essayé de s’employer pour empêcher une rupture et tâchait d’être envoyé à cet effet en mission spéciale à Saint-Pétersbourg. Revenu à ses prédilections anglaises, Ahmed Véfik était un organe essentiellement hostile à la Russie à la tête de l’administration ottomane. La possibilité d’un rapprochement et d’une entente directe entre nous lui déplaisait, et comme il voyait le caractère intime que paraissait avoir l’entretien de son souverain avec le grand-duc, il en était très intrigué et tâchait tout le temps de s’approcher du divan où il se passait, pour en saisir quelques mots, et peut-être pour pouvoir s’en mêler, ou au moins imposer à son maître par sa présence… Cette manœuvre ne nous échappa pas, aussi nous évertuions-nous à entretenir Ahmed Véfik de façon à l’empêcher de s’approcher du divan et d’écouter. A peine l’un de nous laissait-il tomber la conversation qu’un autre la reprenait, et les princes, que j’avais rendus attentifs à la nécessité de ne pas lâcher Ahmed Vefik, s’amusaient même à le harasser. Dès que