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cessé de reprocher à la République française son pacte avec Alexandre III et Nicolas II : l’alliance franco-russe est un « crime contre la civilisation. » Imbu des idées allemandes sur la culture germanique et la barbarie moscovite, Ernest Renan craignait, lui aussi, qu’un accord franco-russe ne mît en danger le progrès européen. En 1871 la magnifique fermentation spirituelle de la Russie était mal connue en Occident. Ni Dostoïevsky, ni Tolstoï n’avaient encore trouvé le chemin de nos esprits et de nos cœurs. Vogué n’avait pas encore révélé dans un livre admirable la splendeur du génie slave et les enseignemens que nous en pouvons retirer. Dans le Slave, Renan n’apercevait qu’une menace.

Chacun des interlocuteurs avait pris deux fois la parole. Leur grande dispute en resta là. Strauss mit sur le compte de l’amertume causée par la défaite le ton de la seconde épître de Renan. Mais il se garda bien de faire son examen de conscience. Ernest Renan apportant quelque lenteur à écrire la préface qu’il avait promise à Ritter, Strauss verse une plainte dans le sein de son ami suisse : « Eh bien ! soit. Si je voulais plaisanter, je dirais : Voilà ce qu’on gagne à la politesse. Mes compatriotes ont tous pensé que j’aurais dû être plus grossier (gröber). Je n’ai pas été grossier et pourtant j’ai blessé. »

Il faut saluer cette phrase : « J’aurais dû être plus grossier… » Elle fait songer aux paroles de Méphistophélès dans le Faust de Goethe : « En allemand, on ment quand on est poli… » Nous avons analysé les deux lettres de Strauss. Nous en avons donné des extraits. On a donc pu juger de l’atticisme de ce Wurtembergeois. Et il pensait n’avoir pas été grossier ! Comment eût-il été, juste ciel, s’il avait voulu l’être ? Strauss exhalait, au surplus, des plaintes prématurées. Renan donna sa préface et le recueil parut en 1872[1]. Une amertume douloureuse perce dans la préface. L’auteur évoque ses illusions d’autrefois : « Nous avions pu croire que deux grands pays, tous deux placés avec l’Angleterre à la tête de la civilisation, et menacés par les mêmes dangers (le socialisme international, le catholicisme ultramontain, la Russie devenant la grande Puissance asiatique), seraient assez sages pour voir leur intérêt, pour clore une histoire de luttes déjà vieille

  1. David-Frédéric Strauss. Essais d’histoire religieuse et mélanges littéraires. Traduit de l’allemand par Charles Ritter. Paris, 1872.