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de miel à peine entamée. Du moins Charles Ritter joua-t-il son rôle jusqu’au bout avec une loyauté parfaite, excusant Strauss auprès de Renan, plaidant pour Renan auprès de Strauss.


Lorsque M. Strauss, — explique-t-il à Ernest Renan (9 mai 1871), — écrivait sa réplique le 29 septembre, il croyait, — avec presque tout le monde en Europe. — que Paris se rendrait en octobre ou au plus tard en novembre. Dans les dernières lignes de sa lettre, il parle des prochaines semaines. S’il en avait été ainsi, si Paris n’avait pas été fermé pendant cinq mois par les Prussiens, et bientôt après par les socialistes, votre réplique aurait pu paraître depuis longtemps et rectifier tout ce que M. Strauss avait mal interprété. Les deux circonstances qui ont le plus contribué à prolonger les malentendus, le refus d’insertion de la Gazette d’Augsbourg et le blocus littéraire de Paris, ne sont donc pas imputables à M. Strauss.

Pour moi, Monsieur et illustre maître, qui ai passé plusieurs jours avec lui au début de la guerre et peu avant sa première lettre à vous adressée, qui ai reçu de lui plusieurs billets au moment où il se décida, — non sans hésitation et très préoccupé, je vous assure, de la crainte de vous froisser, — à écrire la seconde ; pour moi, je suis persuadé que M. Strauss serait vivement affligé s’il connaissait la pénible impression que vous avez reçue de sa réplique et des malentendus qu’elle a provoqués. Ces malentendus, d’ailleurs, seront bien passagers : les Allemands sont trop critiques pour juger un écrivain sur quelques citations isolées d’un de ses travaux faites par un autre écrivain et, une fois la fièvre patriotique passée, ils seront trop raisonnables pour ne pas rendre justice au grand caractère de noblesse, d’équité, de sympathie pour leur nation qui distingue tous vos écrits et en particulier vos articles de 1870[1].


Cette sympathie pour l’Allemagne qui frappe, dans les lettres de Renan, l’équitable et judicieux Charles Ritter, ne frappe pas David Strauss au même degré. Il s’obstine à ergoter et dans un esprit hostile, comme on en peut juger par une lettre à Ritter du 26 mai 1871 :


Vous faites valoir en faveur de Renan le fait que l’article, bien qu’il ait paru après Sedan, avait été certainement écrit avant. Je réplique : exiger de l’Allemagne une cession de territoire en faveur de la France vaincue était avant Sedan tout aussi absurde qu’après. Oui, votre distinction pousserait un malveillant adversaire à argumenter comme suit : ainsi donc, avant Sedan, l’intercesseur exigeait pour sa France vaincue Landau et Sarrelouis, comme le morceau de sucre que la Madeleine repentante devait pouvoir jeter dans son amer breuvage. Après Sedan, il renonce au morceau de sucre et se contente du statu quo. Fn faveur de la France jetée à terre, il ne

  1. Cette lettre est un brouillon. La lettre définitive envoyée à Renan n’a pas été conservée, lui étant parvenue dans les derniers jours de la Commune. Elle ne devait pas différer sensiblement du projet ci-dessus.