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correspondance fraternelle. A ma prière, toutefois, et en raison de l’intérêt d’actualité qui s’attache à ces documens, M. Eugène Ritter a bien voulu me confier tout le dossier de cette mémorable controverse en m’autorisant à le publier. Je me propose donc, dans les pages qui suivent, de retracer cette discussion en mettant largement à profit ces lettres que Renan et Strauss écrivaient dans l’intervalle à Ritter et auxquelles il répondait avec tant d’empressement. Cette correspondance montre ce qui se passa dans la coulisse, entre les quatre actes de ce drame douloureux. Le drame lui-même en acquiert plus de relief et plus de vie.


I

David Strauss et Ernest Renan n’abordaient pas la lutte avec une égale sérénité. David Strauss parle en gallophobe qui n’a cure de mettre une sourdine à sa gallophobie, alors qu’Ernest Renan apparaît, du moins dans sa première lettre, encore plein d’admiration pour l’ennemi. Les malheurs de la France et les excès de l’Allemagne lui ouvrirent les yeux par la suite ; mais il garda toujours une secrète tendresse à la patrie de Strauss. Il résulte des préventions contraires auxquelles sacrifiaient les deux philosophes une impression pénible. Ils ne luttent point à armes égales. Et Renan commence, vraiment, par céder beaucoup de terrain à son adversaire.

Il écrivait, le 11 mars 1870, à Ritter : « Assurez M. Strauss de ma part qu’il n’a pas au monde un admirateur plus sympathique que moi. » L’admiration de Renan pour Strauss était faite en partie de reconnaissance. David Strauss avait publié en 1835 une Vie de Jésus qui n’a pas laissé d’influencer l’ouvrage que Renan a donné sous le même titre. Avant Renan, Strauss voyait dans le christianisme une religion perfectible et qu’il appartenait aux meilleurs esprits de parfaire. Jésus-Christ n’était pas le Fils de Dieu, mais le plus divin parmi les fils des hommes. Il fallait s’inspirer de son exemple, marcher sur ses traces, mais rejeter les dogmes que les Eglises ont dégagés du récit de sa vie. Ces théories audacieuses avaient naturellement fait scandale. David Strauss passait en Allemagne pour un dangereux novateur.

Les hérésies ont toujours traité durement leurs hérétiques. David Strauss se posait en successeur de Luther, en apôtre venu