Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 30.djvu/125

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsy, sans rime ni raison. Aussitost j’arrestai ce babil, mais je continuai intérieurement le même jeu d’esprit.

Comme on s’apperceut que je parlois tout seul et que cela pouvoit former un tique fâcheux, on me proposa de faire part de mes pensées, mais je le refusai. La manie de la langue revint aussy, à plusieurs reprises, jusqu’à l’âge de dix ans ; pour les imaginations, elles ont subsisté dans le secret le plus exact jusqu’à ma conversion en 1726, où je sentis que c’estoit une chose à réprimer qui avoit fortifié les passions et qui pouvoit les faire renaistre ; mais il faut suivre l’histoire de mon enfance.

La toilette du soir où il falloit mettre mes cheveux en papillottes estoit un temps d’une demie heure fort contraignant et ennuyeux pour moy. On jugea à propos de le remplir par une lecture. On commençoit par un livre de piété dont on lisoit fort peu, et ensuite un livre prophane qu’on cherchoit propre à m’amuser sans inconvénient. On lut d’abord une vie de saint Louis. Je m’endormois à cette lecture, ce qui ne surprenoit point. Ensuite on fit lire Don Quichotte. Ce livre me plut et, au bout de quelques jours, je demandai la permission d’en lire moy-même à mes heures de récréation.

On me la donna avec plaisir et je commençai, dès lors, à marquer un goust décidé pour la lecture. Je ne me souviens pas combien dura la lecture de la vie de saint Louis, ny en quel temps commença celle de Don Quichotte. Tout ce que je sais, c’est que je n’avois pas dix ans, je crois même pas neuf ans accomplis, lorsque mon goust pour la lecture se manifesta. Après Don Quichotte, je lus plusieurs voyages qui m’amusèrent beaucoup. Dans l’été de 1712, se fit le double mariage de M. le Duc avec Mlle de Conty et de M. le Prince de Conty avec M, le de Condé, aujourd’huy Mme la Princesse de Conty, mère et douairière. On ne me menoit point encore aux cérémonies, mais, pour cette occasion, on me mena aux fiançailles où je signai mon nom fort lentement et assez mal, parce que j’avois fort peu profité avec le maistre à écrire. Le lendemain on me fit manger au festin royal. C’est une grande cérémonie où les princes et les princesses sont rangés par l’ordre de leur naissance et sans distinction de sexe, au lieu que, dans les cérémonies ordinaires, les grandes messes, etc., auxquelles le Roy assiste sur son prie-Dieu, les princes sont d’un costé, toutes les princesses de l’autre.