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seulement une sous-gouvernante particulière et des femmes pour me servir.

J’ettois né très foible, et la première nourrice qu’on me donna se trouva peu de temps après hors d’état de me nourrir. Elle le cacha et me donna de mauvais laict. Je tombai dans une maigreur qui inquiéta beaucoup et, je crois, contribua à la faiblesse dont j’ay toujours esté. On trouva une paysanne de Colombe, nommée Nicole Turenne qui acheva de me nourrir. C’estoit une paysanne fort grossière et de caractère extraordinaire. Je fus donc élevé magnis curis, j’estois extrêmement retardé, je commençai a parler si tard que Madame ma grande mère craignit que je ne fusse muet, ce fut donc une grande nouvelle, la première fois que je prononçai papa.

Il y avoit alors dans la maison un ecclésiastique provençal nommé l’abbé Philbert qu’on avoit mis auprès de Mademoiselle, — c’est ainsy qu’on appelloit l’ainée de mes sœurs, — pour lui apprendre son catéchisme.

Un jour que mon père devoit venir pour se donner le plaisir de me voir parlant, par conséquent, le lendemain ou le surlendemain que j’eus commencé à parler, cet ecclésiastique me dit : « — Vous ne direz point papa que je ne mette mon doigt sur mon front. »

Mon père arrive, on m’invite à parler. J’avois usé abondamment de mon nouveau talent, mais en présence de mon père, je gardois le silence. Enfin il apperçoit que j’avois toujours les yeux fixés sur l’abbé Philbert. Il demande pourquoy je ne regardois que luy. Aussitost le signal me fut donné. Je dis papa et le répétai sans cesse. Ainsy la première leçon que j’aye eue a été de ne point obéir à mon père et de lui faire une niche.

Je ne sais, comme il s’en va sans dire, ces premiers faits que par ouï dire, mais je me souviens que, dans ce premier âge, j’avois peur des ombres que les corps portoient contre les murailles, et qu’on faisoit courir de petits garçons après leur ombre pour m’accoutumer à cet objet-là. J’avois aussy peur de tout ce que je ne voyois pas communément, spécialement des grandes barbes.

La première chose que je me souvienne qu’on m’ait apprise est à jouer au papillon. Je n’avois pas cinq ans qu’on admiroit comme j’assemblois bien les cartes pour composer le nombre