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nerfs. On n’est pas ému, mais on est remué, bousculé, assommé. On a la sensation d’être pris à la gorge, ce qui, d’ailleurs, pour les personnages de ce théâtre, est un geste familier.

Encore le théâtre à coups de poing se borne-t-il à nous choquer par sa brutalité. L’air qu’on respire dans le théâtre morbide est littéralement un danger pour la santé publique. Que l’extrême civilisation ait ses tares ; qu’elle engendre, soit par l’abus du bien-être, soit par l’excès de complication et par le surmenage de notre vie inquiète, une sorte d’épuisement nerveux, c’est un phénomène bien connu. Il fournit les maisons de santé d’une clientèle généralement riche ou aisée. C’est cette clientèle qui a débordé sur notre théâtre. Détraqués, névrosés de tout sexe et de tout âge, dilettantes à la recherche de sensations rares, blasés à la poursuite de la secousse qui réveillera leurs sens engourdis, malades de la volonté, anormaux, excentriques, ceux des sentimens pervertis et ceux des jouissances paradoxales, victimes innocentes de fatalités héréditaires, ou coupables meurtriers d’eux-mêmes et auteurs responsables de leur propre déchéance, opiomanes et morphinomanes, asthéniques et neurasthéniques, vicieux et maniaques, ils se sont échappés de leurs lugubres asiles pour envahir nos scènes les plus pimpantes. Or tandis que, dans la vie réelle, ces pauvres êtres sont, le plus souvent et autant que possible, enfermés, au théâtre on nous les montre en liberté. Et tandis que, dans les livres de pathologie, l’étude que leur consacre le spécialiste se défend par la sévérité de l’exposé technique, le théâtre entoure, orne, embellit leur cas de tout son prestige et de toutes ses séductions. Grave imprudence pour le moins, s’il est vrai que chacun de nous porte en soi un germe de folie auquel il ne manque, pour se développer, qu’une occasion ou un encouragement.

Je ne dirai rien des théories, qui parfois se sont cyniquement étalées à la scène, tout ce qui est doctrine exposée ex professa n’ayant ici qu’une importance secondaire. Les petites anarchistes que nous avons vues, ces années dernières, s’avancer vers le trou du souffleur, pour y clamer qu’elles voulaient vivre leur vie, ont généralement semblé ridicules encore plus qu’odieuses. C’est par son atmosphère morale qu’un théâtre exerce son influence, par l’esprit partout répandu, qui court sous le dialogue, s’insinue à la faveur d’une réplique heureuse, et parfois se résume en une formule savamment préparée. Cet esprit, dans les plus parisiennes de nos pièces, est celui d’un égoïsme foncier, d’autant plus irréductible qu’il est plus tranquille. Il n’est ni compliqué, ni inquiet ; il n’a rien de commun